Un petit feuilleton pour égayer les lundis...

La suite...
Le Chapitre 25.
On retrouve notre camarade Yboulados, qu'on découvre sous un nouveau jour. C'est nettement moins folklorique mais guère plus plaisant.
Et toujours, si vous avez des idées pour la suite de l'histoire, je suis preneur.
Si vous avez raté un chapitre, pas de panique : vous pourrez le retrouver dans les archives du blog (tout en bas, en cliquant sur "messages plus anciens", ou ici : le 1, le 2, le 3, les 4 et 5 , le 6, le 7 et le 8, le 9, le 10, le 11 et le 12, le 13, le 14 ...). Vous pouvez aussi trouver la liste sur le côté de la page.
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Bonne lecture...

lundi 18 avril 2011

Chapitre 20

Ils quittèrent l’hôtel Charmant Som le lendemain vers dix heures, après avoir téléphoné au Professeur Campagnolo. Celui-ci leur avait dit qu’il tenait une piste "plus qu’intéressante" pour les inscriptions sur le médaillon, et leur avait proposé de le rejoindre chez lui, à Quissac, dans l’après-midi.

Les gendarmes avaient réussi à mettre la main sur Karine dès leur arrivée sur place : elle était restée près du fourgon et ils n’avaient eu qu’à la cueillir. Ils avaient interpellé Lagarde un peu plus tard dans la soirée, dans la résidence secondaire d’une famille de parisiens, sur la commune de Saint Hugues : les voisins étaient particulièrement méfiants et avaient donné l’alerte après avoir remarqué du mouvement dans un appentis.

Michard n’avait pas encore été retrouvé, mais le brigadier leur assura que ce n’était qu’une question de temps.

- De toute façon, leur avait expliqué le militaire, il n’a plus de moyen de locomotion : son véhicule est hors d’usage, et une dépanneuse est venue l’emporter hier dans la soirée. Il est dans une fourrière à Voiron. Quant aux deux qu’on a pu interpeller, ils ont été transférés à Grenoble où ils doivent être entendus en ce moment. Vous pouvez être tranquilles de ce côté-là : ils ne viendront pas vous importuner de sitôt.

- Vous ne pensez pas que Michard aurait pu rejoindre les autres membres de la secte ?

- Ce n’est pas impossible, bien sûr… c’est même assez probable. Mais je serais étonné s’ils étaient tous du même acabit que les trois qui vous poursuivaient. Le plus dangereux, à part Michard, c’est probablement le gourou, Yboulados. Et encore, d’après ce que vous m’avez dit, j’ai l’impression qu’il est plus dérangé que malhonnête.

- Le résultat est le même : il nous a quand même séquestrés. Quant à ne pas être malhonnête, j’avoue que je ne suis pas aussi bien disposée que vous à son égard. Il paraît qu’il est surveillé par différents services…

- Peut-être, admit le gendarme. Je ne suis pas au courant de tout, vous savez.

- C’est le Commandant Jamin, du commissariat de Montpellier, qui nous a appris ça. Vous lui avez parlé, récemment ?

- Oui : hier soir, après l’arrestation de vos deux poursuivants.

- Est-ce que… comment dire ? Est-ce qu’elle a semblé surprise de ce nouveau rebondissement dans l’affaire ?

- Je ne vois pas bien où vous voulez en venir… Elle ne m’a semblé ni surprise ni pas surprise. Elle a pris acte des faits, c’est tout.

Louise réalisa qu’elle s’était engagée sur un terrain un peu glissant en essayant de soutirer des renseignements au gendarme. Elle décida de quitter ce sujet par une pirouette.

- Peut-être que nous avons été trop optimistes… et que nous avons mal compris ses paroles rassurantes. Enfin, apparemment, tout a l’air de s’arranger…

- Oui, approuva le gendarme, sans doute pas fâché de se débarrasser de l’affaire. Je pense que vous n’avez plus grand-chose à craindre, maintenant.

Louise était loin de partager cet optimisme, et elle en fit part à son compagnon sur le trajet du retour.

- Pour le moment, répondit-il, je crois que le gendarme a raison : personne ne sait que nous allons chez le Professeur Campagnolo, à part le Professeur Campagnolo lui-même. Et je crois que lui, on peut lui faire confiance.

- Tu veux dire que tu as la même impression que moi, pour Jamin ?

- Je ne sais pas trop. C’est vrai que c’est assez troublant : on lui fait part de notre programme, et deux heures plus tard, on voit rappliquer les hommes de main d’Yboulados, et avec autant de précision que si on avait eu rendez-vous avec eux. Il y a de quoi être un peu méfiant. Enfin tout de même, c’est pas de bol : il y a une seule policière sur Montpellier qui est de mèche avec ce cosmonaute d’opérette, et il faut qu’on tombe sur elle !

- Ce n’est peut être pas un hasard, après tout…

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Essaie de te souvenir : la première fois qu’on a été en contact avec elle, elle était en possession du portable de Sylvain : qu’est-ce qui nous prouve qu’elle agissait alors comme officier de police ? Et puis plus tard, quand tu as appelé le commissariat pour signaler le cambriolage chez toi, c’est encore elle, comme par hasard, qui est arrivée. Moi, je trouve ça louche, pas toi ?

Ils tombèrent d’accord sur la nécessité de rester sur leurs gardes en ce qui concernait le Commandant Jamin.

Pour ne pas arriver trop tôt chez le Professeur, ils s’autorisèrent un détour par Uzès, où ils déjeunèrent dans une pizzeria de la Place aux Herbes. La ville était encore agréable en cette saison, pas encore trop envahie par les étals en tous genres proposant un artisanat provençal plus ou moins authentique.

Moïse Campagnolo les accueillit avec son éternel sourire d’enfant réjoui. Il semblait si enthousiaste qu’on aurait pu croire qu’il ne les avait pas vus depuis des lustres.

- Louise, Pascal ! Quelle joie de vous revoir ! Entrez vite : j’ai plein de choses passionnantes à vous raconter !

Louise et Pascal suivirent le professeur à l’intérieur de la vieille ferme où, sans surprise, il leur offrit un Kinnie à la table de la vaste cuisine. Puis, sans transition, il leur annonça :

- Je crois bien que je suis arrivé à me faire une petite idée de ce qui est écrit sur ce fameux médaillon. Mes collègues, à Petra, ont dû trouver que je n’étais pas très sociable, mais je dois vous avouer que ça me passionnait tellement que je ne pouvais pas m’empêcher d’y passer toutes mes soirées.

Le pouls de Louise s'accéléra. Comme le Professeur ne semblait avoir aucun document en face de lui, elle sortit le bijou de son corsage et le posa sur la table.

- J'ai comparé les caractères de votre médaillon avec ceux de plusieurs langues anciennes, continua le Professeur, notamment certaines qui étaient en usage dans quelques îles du sud de la mer Egée au dixième ou douzième siècle avant Jésus Christ. Par analogie avec certains graphèmes de ces langues très locales, et surtout, je dois bien l’avouer, avec beaucoup d’extrapolation, j'en suis arrivé à la conclusion suivante : sur le cercle médian, on doit pouvoir lire tout d’abord quelque chose comme "nourphoturoï krupikithon". Je pense qu’on pourrait traduire ce premier bloc de texte par "ce qui détourne la lumière de la lumière", ou alors, plus simplement "ce qui cache le regard".

Il avait saisi le bijou et désignait les inscriptions qu’il commentait.

- Je ne suis pas tout à fait certain de ma traduction : il me faudrait un contexte plus étoffé, d’autant plus que ce sont des langues très peu usitées, je le répète, et que ça a sans doute été écrit à une époque où les communautés qui pratiquaient ces langues étaient très probablement exposées à de nombreuses influences étrangères. Toujours sur la même couronne médiane, continua-t-il en désignant l’inscription sur le médaillon, un mot isolé : "khunion", ici, en haut. Je n’ai pas véritablement de traduction pour celui-ci, mais plutôt une interprétation.

- Laquelle ? demanda Louise, impatiente d’en savoir davantage.

- Vous vous souvenez que lors de votre première visite, vous m’avez demandé si "Cunéocardium" m’évoquait quelque chose. Je me demande si notre "khunion", tel que nous pouvons le lire sur ce médaillon, n’aurait pas un rapport avec la Kunée. Heu, Pascal… vous vous demandez peut-être ce qu’est la Kunée ?

- Oui, effectivement…

- La Kunée était l’un des attributs d’Hermès, même si ce n’était pas le plus connu. En tout cas, beaucoup moins connu que le caducée ou les sandales ailées. C’était son casque, grâce auquel il était censé pouvoir devenir invisible, principalement pour perpétrer des larcins.

- Des larcins ? demanda Louise étonnée. Vous voulez dire qu’il volait des choses ?

- Oui, bien sûr, répondit le Professeur comme si la chose avait été tout à fait naturelle. Hermès était le dieu des voyageurs, des commerçants et des messagers, mais c’était aussi celui des voleurs. Il semblerait qu’à cette époque là, ce n’était pas aussi… heu, répréhensible qu’aujourd’hui… tout au moins tant qu’on ne se faisait pas prendre : voler, c’était admis, mais se faire pincer, non !

- Et donc, intervint Louise, Cunéocardium serait une sorte de mot latinisé, peut-être vers le moyen-âge, pour désigner le "cœur de la Kunée" ? Même si à l’évidence ce disque de métal n’est pas un casque, il en était peut être un élément… une partie importante. Il aurait été monté en médaillon plus tard : c’est ce qui explique cette couronne extérieure dans laquelle il semble être serti…

- Bravo Louise ! Je vois que vous n’avez rien perdu de votre sagacité !

Louise se sentit rougir sous le compliment, mais déjà, le Professeur Campagnolo reprenait :

- Bien sûr, ce mythe de disparition n’est que strictement symbolique. Tout d’abord parce que les dieux de l’antiquité n’avaient en principe pas besoin d’attributs pour se rendre invisibles : leur nature divine les en dispensait et ils pouvaient se fondre dans une sorte de brume, plus ou moins à volonté. Ensuite parce que j’ai un peu de mal à imaginer comment un casque peut rendre invisible celui qui le porte : si nos moyens techniques ne nous permettent pas de telles prouesses aujourd’hui, il est probable qu’il en allait de même à cette époque.

Louise et Pascal s’abstinrent de répondre à ce commentaire, même si Moïse Campagnolo semblait chercher une certaine approbation dans le regard de ses interlocuteurs. Il reprit une gorgée de Kinnie et, tout en désignant les inscriptions sur le médaillon, il continua :

- Sur le cercle central, on ne trouve que ces deux mots. Je lis quelque chose comme "idoï" et "anidoï". Je crois qu’on devrait pouvoir traduire ces mots par "image" et "non-image". Là encore, ce sont des inscriptions purement symboliques, mais certainement d’une grande importance, puisqu’elles viennent confirmer mon hypothèse à propos de la Kunée. J’ai l’impression que ce médaillon devait être un objet religieux, sans doute un élément essentiel d’un culte dédié à Hermès... Tiens ? Apparemment, certaines parties sont mobiles. Je ne m’en étais pas rendu compte sur l’empreinte que j’avais prise, évidemment !

Tout en disant ces mots, il appuya sur le disque central.

Et dans un tremblotement, il disparut.

- C’est un objet particulièrement intéressant, continua le Professeur qui ne s’était rendu compte de rien. Il semble en effet démontrer que le culte d’Hermès était d’une grande importance dans la partie méridionale de la Mer Egée, et déjà à une époque pré-hellénistique. Ce n’est d’ailleurs pas extrêmement surprenant, tout compte fait, puisque ce dieu était considéré comme l’un des plus proches des humains et qu’on retrouve des éléments comme ses sandales ailées, par exemple, sur des monnaies mésopotamiennes…

Il s’interrompit brusquement.

- Je… ça va peut être vous sembler idiot, reprit-il d’une voix blanche, mais je ne vois plus mes mains. Je ne vois plus le médaillon non plus, d’ailleurs. Est-ce que vous les voyez, ou alors est-ce que ce sont mes yeux qui me jouent des tours ?

- Ne vous inquiétez pas, Professeur. C’est précisément ce qui est le plus étonnant à propos de ce médaillon.

- Vous voulez dire que… que c’est cet objet qui fait ça ?

- Oui : nous n’avions pas encore eu l’occasion de vous en parler, et d’ailleurs nous ne savions pas très bien comment vous le dire, ni même si nous devions vous le dire, mais ce pendentif a le pouvoir de rendre invisible.

- Vous me faites une blague ! Vous avez un truc, ce n’est pas possible autrement !

- Non, Professeur ! Je vous promets qu’il n’y a aucun trucage ! Ce médaillon permet vraiment d’apparaître et de disparaître à volonté.

- Vraiment ? Ça alors ! C’est extraordinaire ! Proprement fabuleux ! Ça voudrait dire que le mythe de la Kunée était basé sur la réalité ? C’est invraisemblable ! Mais… comment fait-on pour réapparaître ?

- Faites tourner la partie centrale, celle où vous avez lu les mots "idoï" et "anidoï". Vous allez entendre plusieurs cliquetis, jusqu’au moment où l’un d’eux sera plus aigu que les autres…

Le Professeur s’exécuta.

- Oui, ça y est, je crois que je l’entends.

- Appuyez sur le centre, maintenant.

Il fit ce que lui disait Louise. Le tremblotement qui l’entourait et le cachait aux regards cessa, et il réapparut. Il considéra ses mains et sembla soulagé de constater qu’elles n’avaient pas changé.

- C’est tout à fait prodigieux ! Totalement étourdissant ! Vous vous rendez compte de ce que vous avez là ? De tout ce que ça implique, non seulement sur la mythologie antique, mais aussi sur les connaissances techniques des anciens, et puis sur les idéologies des époques suivantes !

- Si je comprends bien, intervint Pascal, ce disque, qui est aujourd’hui monté en médaillon, était autrefois serti dans le casque d’Hermès, cette fameuse Kunée…

- Dont il était le cœur, le principe actif en quelque sorte, continua Louise. D’où son nom de "cuneocardium", qui lui a peut-être été donné plus tard.

- Absolument ! approuva le Professeur. Ce qui semblerait prouver que non seulement il existait bien un casque ayant le pouvoir de rendre invisible, mais aussi qu’il existait très probablement un personnage -qui s’appelait peut être Hermès ou peut être pas- dont les exploits lui ont valu d’être considéré comme d’essence divine.

- C’est énorme comme découverte ! s’exclama Pascal.

- C’est une découverte absolument fantastique, oui ! Une découverte majeure ! Vous vous rendez certainement compte, Louise, et vous aussi, Pascal, que vous ne pouvez pas garder cela pour vous ! Nous ne pouvons pas nous taire !

- Je ne suis pas sûre que le moment soit bien choisi pour en parler, Professeur. Nous n’en savons pas encore assez sur cet objet. Je crois que si nous voulons le présenter en étant crédibles, nous devons être en mesure d’en dire davantage sur ses origines.

- Oui, peut-être, concéda le vieil homme d’un air dubitatif. Mais avez-vous une idée pour tâcher d’en savoir davantage ?

- Justement, oui ! C’est vous qui nous avez donné une piste, la dernière fois que nous sommes venus vous voir. Vous nous avez parlé de Saint Bruno, le fondateur de l’ordre des Chartreux.

- Oui, en effet, je me souviens, mais je ne vois pas le rapport.

- Il semblerait qu’il ait écrit un ouvrage intitulé "De credentiae primii temporii", et nous avons des raisons de croire que ce médaillon est mentionné dans ce livre, sans doute sous le nom de Cuneocardium. Nous avons réussi à avoir accès à la bibliothèque des Chartreux, mais le livre n’y est pas.

- Et vous savez où il pourrait se trouver ?

- C’est bien là le problème : il n’en existe apparemment qu’un seul exemplaire, et il semblerait qu’il soit à la bibliothèque du Vatican, dans l’enfer.

- Houlà ! Pas facile à consulter !

- Non, en effet…

- Pas facile, mais pas impossible, reprit le Professeur Campagnolo d’un air malicieux.

- Vous connaissez un moyen d’y avoir accès ? demanda Louise, pleine d’espoir.

- Je ne peux rien vous promettre pour l’instant, mais j’ai quelques pistes. Si ça ne vous fait rien, je crois que je vais me resservir un Kinnie avant de vous donner davantage de détails. Vous en voulez un ?

Louise et Pascal déclinèrent poliment l’offre, n’ayant pas encore terminé les leurs. Moïse Campagnolo alla chercher une nouvelle petite bouteille orange dans le réfrigérateur et après s’être resservi, revint s’asseoir près de ses jeunes amis. Il expliqua :

- Comme vous l'imaginez dans doute, j'ai eu, au cours de ma carrière, de très nombreuses occasions de faire toutes sortes de recherches, et souvent auprès des bibliothèques les plus prestigieuses. Il m'est ainsi arrivé de nouer des relations d'amitié avec quelques personnes bien placées. De plus, j’ai passé une bonne partie de mon enfance à Rome, et l’un de mes plus anciens amis est aujourd’hui préfet de la bibliothèque apostolique. Ça m’assure quelques entrées… disons efficaces, au Vatican. Je ne puis encore affirmer avec certitude que cela se fera dans les jours qui viennent, mais…

- Professeur, dit Louise sur un ton grave, je crois que je vous ai déjà parlé de Sylvain Delbarre, le chercheur en chimie.

- Oui, effectivement, je me souviens.

- Les gens qui l'ont agressé sont à nos trousses, il s’agit d’une espèce de secte assez délirante mais qui semble malgré tout dangereuse : le Temple de Zaarm. Ils nous ont retrouvés, et nous ont déjà kidnappés une fois, même si nous avons réussi à leur échapper. Apparemment, ils ne sont pas au courant des véritables propriétés du médaillon, ils pensent que c’est un objet magique qui confère l’immortalité, ou quelque chose dans le genre. Ceci dit, je préfère ne pas imaginer ce qui pourrait se passer si leur gourou parvenait à s’en emparer et s’il découvrait les pouvoirs que ce bijou lui confère. Il nous semble très urgent d’en savoir le plus possible sur cet objet, et dans tous les cas, avant eux ! C'est désormais une question de jours, peut être même d’heures. Alors si vous en avez la possibilité, c'est maintenant qu'il nous faut agir !

- Je… Je vais voir ce que je peux faire, dit le vieux professeur qui semblait déstabilisé par ces propos. Je vais contacter mon ami d’enfance au Vatican. Tout de même, je ne vous cache pas que la période de Paques n'est pas des plus calmes pour eux, là-bas.

- Le plus tôt sera le mieux, dit Louise. Nous comptons sur vous pour le convaincre de nous recevoir rapidement.

- Si vous voulez bien m’excuser un moment, je vais passer dans mon bureau pour l’appeler. Je vous sers quelque chose à boire en attendant ? Un café peut être ?

Ayant déjà décliné l’offre d’un Kinnie quelques instants plus tôt, ils acceptèrent un café, ce qui donna au Professeur l’occasion de jouer avec sa machine à espresso. Lorsque ses jeunes amis furent servis, il descendit les quelques marches menant vers le bureau et décrocha le téléphone.

Après une longue conversation en italien, à l’évidence joyeuse, il revint vers eux et leur annonça :

- Mon ami Rafaele Rinetti peut nous recevoir. Il y a juste un petit problème : son seul créneau possible est après-demain matin. J’espère que ce n’est pas trop précipité pour vous ?

- Oh, non, je ne pense pas. Ça fait déjà quelques jours que cette affaire nous éloigne de nos occupations quotidiennes, et le plus tôt tout cela sera bouclé, le mieux ce sera !

- Heureusement pour moi, intervint Pascal, c’est une période assez creuse pour mon travail : j’organise des concerts et j’ai pu m’arranger avec mon associé pour prendre quelques jours, que je lui rendrai plus tard.

- Et pour vous, Louise ?

- Oh, moi, je suis lectrice pour un petit éditeur montpelliérain et je peux organiser mon temps plus ou moins comme je souhaite. Bien sûr, si je laisse passer trop de temps, les manuscrits vont s’accumuler et il faudra que je fasse des journées de quinze heures pour rattraper, mais on n’en est pas encore là, d’autant plus que je pourrai m’avancer un peu demain.

- Je vous demanderai de prévoir deux photos d’identité pour chacun de vous : ils en auront besoin pour établir vos cartes de lecteurs. Je m’arrangerai avec Madame Frayssinet, une des secrétaires de la fac, pour vous obtenir des certificats d’inscription en maîtrise : c’est l’une des conditions indispensables pour mener des recherches à la Bibliothèque Vaticane. Il faudra aussi s’occuper des billets de train ou d’avion pour aller là bas. J’espère que Madame Frayssinet pourra s’en charger aussi…

- Ce ne sera peut être pas nécessaire, intervint Louise : on va jeter un coup d’œil sur Internet pour voir s’il y aurait quelque chose, avion ou train. J’avoue que j’aimerais autant y aller en avion si on trouve des prix raisonnables.

Joignant le geste à la parole, Louise s’apprêtait à sortir son ordinateur portable de son sac, mais le Professeur Campagnolo l’arrêta :

- Ce sera peut être plus simple et plus rapide si nous regardons ça depuis l’ordinateur du bureau. Vous savez, ça a beau être la campagne, ici, ce n’est tout de même pas la brousse… et d’ailleurs, même dans la brousse, il y a de plus en plus d’endroit où il y a Internet. Par contre, je vous laisserai faire : je pense que vous connaissez mieux que moi tous ces sites de voyages à prix réduits.

Sur un site de réservation en ligne, Louise trouva en dernière minute trois places sur un vol à destination de Rome Ciampino le lendemain soir. Il leur fallait passer par Francfort, mais les correspondances tombaient bien et le voyage aller-retour ne leur revenait qu’à une cinquantaine d’euros chacun.

- C’est tout de même une curieuse façon de voyager, s’étonna le Professeur. On part à un bout de l’Europe pour aller vers un autre ! Ce qui me parait toujours étrange, c’est que vous, les jeunes, vous ne semblez même pas vous en étonner. Et de plus, quand j’avais votre âge, les voyages aériens étaient réservés à de rares privilégiés. Du coup, chaque fois que j’ai un trajet prévu en avion, je me sens un peu comme un de ces privilégiés… tout au moins jusqu’à ce que je sois à l’aéroport, parce que là, on se sentirait plutôt traité comme du bétail !

- C’est vrai, admit Pascal, mais si c’est un moment… un peu ennuyeux, ça permet d’arriver plus vite où on veut.

- Je me demande si c’est une si bonne chose que ça, dit le Professeur d’un ton rêveur. On a peut être trop tendance à privilégier la destination par rapport au voyage lui-même.

- Oui, enfin dans le cas présent, trancha Louise, c’est bien la destination qui est importante.

- Justement : il faudrait peut être aussi se préoccuper de trouver un hôtel, fit remarquer Pascal.

- Ce ne sera pas nécessaire pour moi, objecta le Professeur, et d’ailleurs pour vous non plus, je pense. Ma sœur était mariée à un romain et elle habite toujours dans leur appartement sur la Piazza Sant’Anselmo. C’est sur les hauteurs de l’Aventin... pas tout à côté du Vatican, mais Rome n’est pas immense. Si vous le permettez, je pense qu’elle ne verra pas d’objection à vous héberger pour quelques nuits : l’appartement est assez spacieux, pour ne pas dire gigantesque : il doit y avoir huit ou dix chambres.

- C’est très gentil à vous, Professeur, répondit Louise, mais nous ne voudrions pas nous imposer…

- Ne vous en faites pas pour ça : je suis certain qu’elle sera ravie d’avoir un peu d’animation dans ce grand appartement vide. Elle aurait dû le vendre après la mort de son mari, mais elle n’a jamais pu s’y résoudre. Elle n’utilise que deux ou trois pièces, tout le reste est inoccupé. Je vais l’appeler ce soir pour lui annoncer notre arrivée. Dans la journée, elle est rarement à son domicile : elle assure un service bénévole auprès d’une association de sourds-muets pendant la moitié du temps, et pendant l’autre moitié, elle s’occupe d’un petit musée du jouet qu’elle a créé il y a quelques années…

- C’est ce qu’on peut appeler une retraite active ! sourit Louise.

- Elle aime bien aider les autres, et même si la situation de son mari la dispensait de travailler, elle n’a jamais voulu se contenter du rôle de l’épouse au foyer. Elle a donc travaillé, dans l’enseignement, elle aussi. Une littéraire, comme moi : elle enseignait quatre langues à l’université Corpus Christi. Son salaire ne représentait pas grand-chose à côté de ce que gagnait son mari, mais elle a toujours tenu à garder ce gage d’indépendance vis-à-vis de lui, même s’ils s’entendaient à merveille.

- Qu’est ce qu’il faisait comme métier ? demanda Louise.

- Vous allez rire : c’était l’empereur du cornet en gaufrette ! Je crois que dans les années soixante-dix, presque toutes les glaces italiennes étaient servies dans des cornets qu’il avait fabriqués, ou en tout cas, au moins huit ou neuf glaces sur dix. Comme plusieurs centaines de millions de glaces sont vendues chaque année dans la péninsule, je vous laisse imaginer ce que ça peut représenter. Il a commencé par des cornets, puis il a racheté une petite usine de cartonnage pour faire aussi des godets, mais la concurrence était trop forte et il a décidé de se retirer. Il est mort quelques années plus tard en laissant un joli petit capital à ma sœur. Elle a continué son travail d’enseignante à l’université, et a pris sa retraite à l’âge prévu. C’est à ce moment là qu’elle a affecté un de ses immeubles à son musée du jouet, qui d’ailleurs est largement aussi beau que celui de Figueras !

En fin d’après midi, Louise et Pascal reprirent la route de Montpellier. Le jeune homme profita du trajet pour appeler son associé, Thierry, qui l’abreuva de récriminations amères pour son absence des derniers jours. Ceux-ci, apparemment, n’avaient pas été de tout repos : les rockeurs estoniens étaient repartis chez eux après une prestation plutôt décevante du point de vue musical, mais qui avait créé un petit évènement visuel lorsqu’ils avaient interprété leur dernier rappel (qui fut en réalité le seul) dos au public et pantalon sur les chevilles. Celui-ci (le public, pas le pantalon) s’était senti insulté et avait réagi assez violemment, jetant divers objets (essentiellement des cannettes vides, mais aussi quelques cannettes presque pleines), dont certains atteignirent des baffles ou des amplis. Les estoniens affirmaient que leur matériel était désormais inutilisable et en exigeaient le remplacement, ce qui avait été refusé, mais au prix d’interminables palabres. C’était évidemment Thierry qui avait récupéré tout le surcroît de travail. Les quelques jours à venir seraient plus calmes, mais il fut convenu qu’en compensation de son absence, Pascal s’occuperait seul de l’organisation des deux concerts suivants dès son retour, notamment celui d'Astrid Neat-Trick trois semaines plus tard.

Louise avait davantage de latitude dans son organisation, elle décida qu’elle expédierait d’abord les manuscrits trop clairement illisibles, et qu’elle garderait pour plus tard ceux qui avaient une chance, même minime, d’être publiables.

Ils passèrent tout d’abord chez Pascal, où tout était en ordre. Il récupéra quelques vêtements propres et qu’il jugeait plus adaptés au printemps romain que ceux qu’il avait emportés en Chartreuse.

- Tu as quelque chose dans ton frigo ? demanda Louise. Parce que chez moi, c’est le grand désert.

- Oui, c’est l’abondance : je dois avoir six ou sept olives vertes qui finissent de se racornir dans un bocal à confiture et un la moitié d’une briquette de crème fraîche plus très fraîche.

- Génial ! C’est encore mieux que chez moi. A propos de brique, ça te dirait d’aller manger un brik au Carthage ?

- Pfiou ! Ça existe encore, le Carthage ? Il y a bien sept ou huit ans que je n’y ai pas mis les pieds.

- Tu verras : non seulement ça existe encore, mais ça n’a pas changé depuis que je connais… et ça doit faire une bonne quinzaine d’années, plutôt davantage. Mes parents m’y avaient emmenée une ou deux fois quand j’étais petite : ils me disaient que c’était bien mieux que le McDo. J’étais plutôt d’accord avec eux : j’adorais les pâtisseries tunisiennes. Plus tard, je ne ratais jamais une occasion d’aller en manger quelques unes chaque fois que je revenais à Montpellier.

- Allez, ça roule : en avant pour une brique !

- Un brik, corrigea Louise.

- Si tu veux. Et une pâtisserie et un thé.

Il ne leur fallut guère plus de cinq minutes à pied pour arriver au Carthage. C’était effectivement un très vieil établissement, qui semblait n’avoir subi aucune transformation depuis plusieurs années. Le serveur semblait à peu près aussi antique que la salle ou le mobilier. Il parvint néanmoins à se lever de sa chaise pour accueillir ses uniques clients. Il leur désigna une table, sans doute la moins écornée, parmi les sept ou huit qui s’alignaient devant la vieille banquette de skaï adossée au mur.

- Tu préfères la banquette ou la chaise ? demanda Pascal.

- Je vais peut être prendre la chaise, décréta Louise en jetant un rapide coup d’œil sur les nombreuses déchirures de la banquette. Ça a l’air gentiment crapoteux mais les briks sont bons, tu sais.

- Je sais bien. J’ai passé pas mal de temps ici, moi aussi. C’est complètement dingue : ça n’a absolument pas changé ! J’ai l’impression d’avoir dix-huit ans à nouveau.

Tous deux parlaient à peine plus haut qu’un murmure, non qu’ils aient le sentiment d’avoir quoi que ce soit à cacher, mais cette salle vide leur donnait l’impression que la moindre de leurs paroles résonnait comme un coup de tonnerre.

Ils commandèrent chacun un brik au thon, qui mit pas mal de temps à arriver sur leur table : le temps que le serveur réveille le cuisinier, que le feu soit allumé et que l’huile chauffe, ils eurent tout le loisir de détailler l’immuable décoration de ce qui était probablement le plus vieux snack tunisien de Montpellier.

- Ça m’a toujours intrigué, cette inscription au dessus du passe-plat, dit Louise. J’imagine que ça veut dire quelque chose comme « bon appétit », ou un truc du même genre.

- Non, ça veut dire « salon de thé », tout simplement.

- Tu parles arabe ? demanda la jeune fille, un peu étonnée.

- Non, mais je me posais la même question que toi. Un jour où on est venu ici avec plusieurs copains, dont un qui était marocain, on lui a demandé. C’est comme ça que j’ai su… c’est tout bête.

Des pâtisseries vinrent compléter le repas : deux pour chacun, et tant pis pour les calories !

- Elles sont toujours aussi bonnes ! s’exclama Louise en raclant avec sa cuillère les dernières gouttes de sirop sucré sur son assiette. Si on s’écoutait…

Ils décidèrent de passer le reste de la journée et de la nuit à s’écouter. Après tout, les plus belles phrases ne sont-elles pas celles qui commencent par « j’ai envie… » ?


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