Un petit feuilleton pour égayer les lundis...

La suite...
Le Chapitre 25.
On retrouve notre camarade Yboulados, qu'on découvre sous un nouveau jour. C'est nettement moins folklorique mais guère plus plaisant.
Et toujours, si vous avez des idées pour la suite de l'histoire, je suis preneur.
Si vous avez raté un chapitre, pas de panique : vous pourrez le retrouver dans les archives du blog (tout en bas, en cliquant sur "messages plus anciens", ou ici : le 1, le 2, le 3, les 4 et 5 , le 6, le 7 et le 8, le 9, le 10, le 11 et le 12, le 13, le 14 ...). Vous pouvez aussi trouver la liste sur le côté de la page.
Je compte sur vos remarques et vos commentaires (constructifs) que vous ne manquerez pas de m'envoyer sur mon mail : jeanlouis.jabale@gmail.com ou sur la boite à messages de ce blog : il est configuré pour que tout un chacun puisse m'y déposer ce qu'il souhaite.
Bonne lecture...

mardi 17 mai 2011

Chapitre 22

Le taxi qui les ramena vers la Piazza Sant’Anselmo ne chercha pas à dévier de la route directe, mais le chauffeur ne put s’empêcher, en les entendant parler français, de leur demander comment ils trouvaient Rome, de leur raconter qu’il connaissait Paris (il y était allé une semaine dans les années soixante-dix !), et de leur faire part de ses impressions sur la cuisine française. Il la jugeait écœurante : trop de beurre, trop de crème et pas assez de goût…

S’étant assurée que les connaissances du conducteur dans la langue de Molière n’allaient pas au-delà de "Bonjour, mon ami, comment allez-vous ?", Louise apprit à Pascal et au Professeur les derniers déroulements de l’affaire : les photos du document, mais aussi le message de Karine qui affirmait être à Rome.

- Voilà qui complique un peu la situation, reconnut le Professeur. Je ne pense pas qu’elle puisse accéder au livre lui-même, mais il n’est pas totalement exclu qu’elle parvienne à nous retrouver, même s’il y a peu de risque qu’elle ait l’idée de dérober le téléphone de Louise. Ceci dit, même si cela devait se produire, ça n’implique pas nécessairement qu’elle serait pour autant en mesure de comprendre le sens de ce qu’elle verrait.

- Il faudrait déjà qu’elle sache que tu as pris ces photos, ajouta Pascal.

Louise se sentit légèrement rassurée par cette dernière remarque. Il était en effet probable que personne, à part Pascal et le Professeur, ne savait qu’elle avait ces documents dans la mémoire de son téléphone. Elle fut néanmoins soulagée lorsqu’ils furent entrés dans l’appartement de Maria-Alba.

Celle-ci semblait avoir déjà déjeuné et s’apprêtait à sortir.

- Vous voilà déjà ? s’étonna cette dernière. Je pensais que Moïse profiterait de votre petite promenade pour vous emmener dans son restaurant préféré : une trattoria près de Termini, ça s’appelle "Est-est-est !", avec un point d’exclamation, s’il vous plait.

- "Est-est-est !"… c’est curieux, comme nom, remarqua Louise.

- C’est le nom d’un vin, de Toscane je crois, qui a acquis une certaine notoriété, expliqua Maria-Alba : on raconte qu’autrefois, un moine devait aller faire des dégustations chez différents vignerons pour le prieur de son abbaye, et que sa mission impliquait qu’il écrivit en latin "Est" ou "Non-est" sur la porte de la grange, en fonction de la qualité du vin.

- Un peu comme "Ça le fait" ou "Ça le fait pas", suggéra Pascal, amusé.

- Oui, je crois qu’on peut voir ça de cette façon. Enfin, toujours est-il que ce brave moine a été tellement enthousiasmé par ce vin là qu’il l’a écrit trois fois sur la porte. C’est devenu un nom, qui est resté jusqu’à nos jours.

- Je crois que pour ce midi, nous allons nous contenter de grignoter ce qu’on trouvera dans le frigo, déclara le Professeur. Nous aurons des documents à étudier ensuite : nous pourrons t’emprunter le bureau et l’ordinateur ?

- Tant que vous voudrez ! En ce qui me concerne, j’étais en train de partir à mon autre bureau : celui du musée. Vous pourrez me rejoindre là bas, si ça vous chante. Se tournant vers Louise et Pascal, elle ajouta : Moïse vous a parlé du musée du jouet ? Je devrais dire mon jouet de musée…

- Oui, répondit Louise, j’avoue que j’aimerais bien aller y faire un tour.

- Pas de problème : passez quand vous aurez fini avec vos grimoires et toutes vos langues anciennes. J’imagine que c’est de ce genre de choses qu’il s’agit : mon frère fait passer les civilisations disparues avant tout autre chose ! Je suppose que c’est pour ça qu’il ne s’est jamais marié, ajouta-t-elle d’un ton espiègle : il n’a jamais trouvé la princesse mycénienne, ou peut être mésopotamienne, de ses rêves.

- Le Professeur est un passionné, c’est vrai, intervint Louise, qui avait perçu la gêne de Moïse Campagnolo. C’est pour ça que ses cours sont aussi captivants pour ses élèves. Je crois bien que je n’ai jamais connu aucun autre enseignant qui ait si bien su rendre vivantes toutes ces civilisations anciennes.

- Merci de votre compliment, Louise, mais ma sœur a raison : j’ai sans doute un peu trop privilégié le passé…

- Alors profitez vite du présent pour vous sustenter ! déclara Maria-Alba d’un ton enjoué pour essayer de dissiper l’atmosphère de gène qu’elle avait si maladroitement engendrée. Vous trouverez des tranches de San Daniele dans le frigo. Il y a aussi quelques fromages plutôt sympathiques, et puis vous pourrez vous faire une salade de tomates. Le pot de basilic est sur la fenêtre de la cuisine. Moi, je file : on m’attend au musée. Je vous emmène chez Topolino ce soir.

Et elle s’engouffra dans l’ascenseur privé.

Après une rapide collation, tous trois s’installèrent dans le bureau, où Louise transféra les photos sur l’ordinateur. Ils purent ainsi facilement étudier le texte qu’avait écrit Bruno le Chartreux, neuf siècles plus tôt.

Louise avait l’impression que le Professeur Campagnolo lisait cet ancien manuscrit avec autant de facilité que s’il avait été en train de lire son journal. A la réflexion, elle se dit qu’il devait même se sentir plus à l’aise avec ce texte en latin médiéval qu’avec les nouvelles de ce début de vingt-et-unième siècle. Il lisait une phrase après l’autre, la traduisait ensuite et la commentait pour les deux jeunes gens. Petit à petit, un ensemble étonnant prenait forme.

Plusieurs phénomènes étaient ainsi exposés :

La rotondité de la Terre et l’agencement du système solaire, quoique bien connus, étaient jugés "d’un pauvre intérêt" par l’auteur, puisque contraires à la doctrine officielle diffusée par l’Eglise à cette époque. Saint Bruno écrivait, de manière tout à fait explicite, que la plèbe n’avait nul besoin d’avoir son entendement brouillé par de telles théories. Il jugeait cependant qu’il n’était pas utile de railler les connaissances des grecs, qui pensaient avoir déterminé avec précision le diamètre du globe terrestre, ni de condamner ceux qui en viendraient à croire que la Terre était ronde : la chose était trop invraisemblable pour que cette notion coure un jour le risque de polluer la foi des chrétiens dociles ! La Terre était le centre de l’univers, le soleil et les autres astres tournaient autour, c’était ainsi que le Seigneur avait créé le monde et pas autrement. Il n’y avait pas à revenir là-dessus !

- Je ne vois pas très bien où il veut en venir, dit Louise : il semble reconnaître que la Terre est ronde et que les grecs le savaient, mais il estime que c’est une notion qui ne doit pas être divulguée ?

- Evidemment : dans l’hypothèse d’une divinité toute puissante, il était inconcevable que celle-ci perde son temps placer sa création en périphérie de quoi que ce soit, expliqua le Professeur. Il était obligatoire que l’œuvre du Dieu des chrétiens soit au centre de l’univers, tout comme Rome était le centre du monde civilisé. C’est d’ailleurs ce qui explique les curieuses orientations des cartes que vous avez pu apercevoir tout à l’heure. Il y en a d’ailleurs plusieurs autres dans la fameuses "Galerie des Cartes Géographiques" : elles sont toutes orientées de cette étrange façon.

- L’église aurait donc sciemment "réorganisé" l’univers en accord avec sa doctrine, suggéra Louise.

- Exactement ! Ce qui fonctionnait parfaitement dans un système polythéiste ne pouvait plus s’appliquer au monothéisme des grandes religions sémites. Elles étaient fondamentalement différentes des autres doctrines parce que d’une certaine façon totalitaires : le "Dieu unique" était au centre de tout, et cela en conséquence même de son unicité.

Venait ensuite un chapitre sur l’incorruptibilité des corps. Il comportait plusieurs exemples de personnages ayant bénéficié du phénomène, parmi lesquels un certain Khrms qui était cité comme particulièrement remarquable. Le Professeur estima ne pas encore avoir assez d’informations pour le situer de manière certaine.

Bruno Cartusianus décrivait ensuite avec force détails les techniques d’embaumement des égyptiens de l’antiquité, précisant que si certaines de ces pratiques ne pouvaient avoir cours dans nos régions, faute des ingrédients ou des conditions climatiques appropriées, d’autres au contraire étaient envisageables. Il préconisait par exemple de revenir à la fabrication de cercueils en bois de cyprès pour les chrétiens dont la vie avait été exemplaire (mais pour ceux là seuls). Selon lui, c’était même ainsi qu’étaient fabriqués ceux des premiers papes. Il assurait que la protection contre le pourrissement des chairs que conférerait ce bois serait de nature à frapper les esprits et à donner aux plus sceptiques des preuves de la vie éternelle.

Il en arrivait presque naturellement à la notion d’immortalité de l’âme. La grande surprise était qu’il ne semblait pas en être très convaincu. Il estimait cependant qu’il était indispensable que les fidèles y croient, ce mythe étant le principal moteur de la soumission aux dogmes de l’Eglise. Il fallait, selon lui, amener le peuple à espérer trouver dans l’au-delà une justice qui faisait cruellement défaut ici bas.

- Il était plutôt désabusé, commenta Pascal. On en arrive même à se demander s’il croyait à ces fameux "Dogmes de l’Eglise" auxquels il fait référence.

- On pourrait même imaginer qu’il n’avait pas la foi, ou du moins pas celle qu’on attendait des fidèles de cette époque, renchérit le Professeur.

- Mais, demanda Louise, plutôt que de donner à ces gens de faux espoirs sur une prétendue justice dans l’au-delà, pourquoi ne pas chercher à établir la justice sur Terre ?

- Vous êtes décidément bien jeunes et pleins d’illusions, tous les deux, remarqua le Professeur Campagnolo. Vous savez ce que disait Vauvenargues : "Ce qui est injuste me blesse s’il ne me profite pas directement."

- Il n’y a rien d’étonnant, dit Pascal, à ce qu’un tel ouvrage soit mis à l’index : les autorités ecclésiastiques devaient considérer ça comme de la dynamite… sauf qu’ils ne connaissaient pas encore la dynamite.

Les pages suivantes, évoquant l’infinitésimal, étaient tout aussi surprenantes : la notion d’atome, les particules "qu’on ne peut pas couper" était évoquée, mais aussi des considérations sur "des êtres vivants d’une taille si insignifiante qu’ils pourraient se loger dans nos entrailles et en modifier la bonne ordonnance".

- Mais c’est les microbes, ça ! Ils connaissaient les microbes ! s’exclama Louise. Mais c’est complètement dingue, ça !

- C’est époustouflant, approuva le Professeur. Songez qu’il a fallu attendre le dix neuvième siècle pour avoir une idée précise de ce qui causait les maladies ! Imaginez un peu toutes les épidémies qu’on croyait dues à des "humeurs malignes", autrement dit au souffle du diable. Toutes ces épidémies qui auraient pu être évitées si ces connaissances avaient été diffusées plus tôt !

L’auteur revenait alors sur le sujet des atomes, qu’il appelait les insécables, évoquant des phénomènes liés à la lumière : il décrivait comment certaines vibrations peuvent se propager, de certaines particules à leurs voisines, pour les réorganiser de telle sorte que la lumière les traverse sans obstacle.

- Je crois que nous arrivons à la partie qui nous a amené jusqu’à ce document, dit Moïse Campagnolo.

- On va peut-être en savoir un peu plus sur ce médaillon, approuva Pascal.

- Regardez : on retrouve notre Khrms ! Cette fois, il semble bien s’agir d’Hermès, puisqu’il est explicitement fait mention d’un casque lui permettant d’échapper aux regards. C’est bien évidemment la Kunée, comme je vous le disais. Il semblerait, d’après ce qui est écrit, que le casque en question ait été non pas fabriqué, mais modifié par l’Illustre Artisan, autrement dit Héphaïstos. Ce serait lui qui y aurait serti le disque que vous avez découvert. Le casque lui-même était tout à fait banal, c’était ce "cœur", le "cuneocardium", qui lui conférait ses propriétés. Voyez : on trouve ici le mot "cuneocardium" qui nous avait intrigué… votre hypothèse, Louise, était juste !

- C’était plutôt la votre, Professeur…

- Oui, enfin peu importe : nous avions déjà une amorce de réponse à propos de ce médaillon, ce pendentif ou appelez le comme vous voudrez. C’était bel et bien l’un des attributs d’Hermès, et le fait que nous puissions l’avoir aujourd’hui sous les yeux nous prouve qu’il y a une part de vérité dans la mythologie grecque. Il existait probablement un personnage qui était connu sous le nom d’Hermès, ou même plus vraisemblablement plusieurs.

- Plusieurs ? demanda Pascal.

- C’est une hypothèse qui a été avancée à différentes reprises, mais ce texte semble le confirmer : plusieurs personnages ont été désignés sous le nom, ou peut être le pseudonyme, d’Hermès, souvent associé à l’adjectif "trismégiste", qui veut dire "trois fois grand".

- Comment ça, "trois fois grand" ?

- Il était considéré comme un grand médecin, un grand guerrier et un grand philosophe. À cette époque, on n’y voyait pas d’incompatibilité.

- En fait, c’était surtout un grand savant, ou plusieurs grands savants…

- Plus probablement, je dirais qu’Hermès était le nom sous lequel on personnifiait la connaissance. C’est ce qui a fait qualifier d’hermétisme les travaux de ceux qu’au Moyen-Âge on appelait les alchimistes, qui ne faisaient rien d’autre que d’essayer de retrouver les savoirs perdus.

- Quand même, intervint Pascal, c’est assez hallucinant, toute cette masse de savoirs qui ont été volontairement mis sous le boisseau !

- Ça n’a rien de très étonnant, répondit le Professeur. On estime que plus de quatre-vingt quinze pour cent des écrits de la Grèce antique, quatre vingt quinze pour cent, vous vous rendez compte, ont été non seulement perdus, mais qu’on n’en soupçonne même pas aujourd’hui la teneur. Ces gens auraient pu découvrir des remèdes prodigieux contre toutes sortes de maladies, des techniques extraordinaires pour tout un tas de choses qui nous posent problème à l’heure actuelle, et tout cela a été perdu, disparu… à redécouvrir de A à Z.

Songeuse, Louise se disait que le Professeur Campagnolo se laissait peut-être emporter par son enthousiasme, mais qu’il devait y avoir un fond de vérité dans ses paroles.

La suite du manuscrit semblait lui donner raison, évoquant tour à tour le fonctionnement du corps humain, une mise en relation des notions de temps, de vitesse et de masse, des considérations sur des phénomènes physiques comme l’électricité, l’optique ou l’acoustique.

- Ce que nous avons là est une véritable bombe, remarqua Pascal. Imaginez un peu la gêne des autorités du Vatican si nous décidions de publier ça !

- Pensez-vous ! Ça ne les gênerait pas le moins du monde : ils se dépêcheraient de prétendre que ce document est un faux et que nous l’avons fabriqué de toutes pièces. N’oubliez pas que ce livre n’a probablement pas été ouvert par plus de trois ou quatre personnes au cours du dernier siècle. Pour ma part, je n’en connais qu’une, et c’est vous, Louise. Et si votre oncle a pris connaissance du contenu de l’ouvrage, il semble avoir choisi de garder le secret.

- Peut-être, admit la jeune femme. Mais je ne sais plus si je vous l’ai dit : il y avait une photo dans sa malle, le jour où j’ai trouvé le médaillon. Il est possible que des amis à lui soient au courant.

Louise décrivit le portrait de groupe au Professeur : l’oncle Germain avec trente ans de moins, l’autre homme et la jeune femme brune portant le médaillon autour du cou.

- Vous n’avez aucune idée de qui peuvent être les deux autres ? demanda le Professeur, qui ajouta aussitôt : encore que je ne sois pas certain que ça ait une quelconque importance. Même s’ils savaient ce que contenait ce livre, ils ont sans doute choisi de se taire eux aussi.

- Une question que je me posais, intervint Pascal : est-ce que l’autre homme sur la photo ne pourrait pas être Yboulados ? Avec trente ans de moins, bien sûr…

- Difficile d’en être surs. Nous n’avons vu cet Yboulados que pendant quelques minutes, dans une pièce assez mal éclairée, puis dans une cuisine encore plus sombre. Les deux fois, il avait un déguisement de cosmonaute assez grotesque. Et pour compliquer l’affaire, il n’a plus un poil sur le caillou… le crâne rasé, probablement.

- Tu as la photo dans tes affaires ?

- Oui : dans ma valise.

Elle se leva et partit dans la chambre où se trouvaient ses affaires. Elle ne tarda pas à revenir avec le petit cliché carré, qu’elle considérait d’un air dubitatif.

- Je serais bien incapable d’affirmer quoi que ce soit ! déclara-t-elle. Ça pourrait être lui ou n’importe qui d’autre : je ne suis sûre de rien.

Pascal regarda la photo à son tour, et s’avoua tout aussi incapable de trancher. Le professeur jeta lui aussi un coup d’œil, mais ne put évidemment se prononcer quant à l’identité des deux compagnons de l’oncle Germain.

- J’ai quand même un peu de mal à croire qu’il puisse s’agir de notre cosmonaute d’opérette, déclara Louise. Celui-ci a l’air d’avoir la même taille que mon oncle alors qu’Yboulados est plutôt du genre petit et trapu.

- Et cette jeune femme ? demanda le Professeur, vous n’avez aucune idée de qui elle pourrait être ?

- Non, ça ne me dit rien, répondit Louise en plissant les yeux sur le cliché.

Pascal fit machinalement une moue de dénégation. Le Professeur reprit :

- Cette photo doit avoir une quarantaine d’année, si j’en juge par ses couleurs et par son aspect. Les personnes qui y figurent ont dû changer, et certaines ne sont peut être même plus en vie.

- En ce qui concerne mon oncle, c’est même une chose tout à fait certaine, dit Louise avec une pointe de nostalgie.

- Oh ! Quel idiot je suis ! s’écria Moïse Campagnolo. Je vous demande pardon, Louise. Comment ai-je pu être aussi maladroit ?

- Ce n’est rien, Professeur. J’aimais beaucoup mon oncle, mais je ne me suis jamais imaginé qu’il vivrait éternellement : il était en assez mauvaise santé depuis plusieurs années.

Elle se tut un instant, puis reprit d’un air enjoué :

- Si on profitait du soleil pour aller faire un tour ? Je n’ai encore rien vu de la ville ; c’est quand même dommage d’être à Rome et de rester enfermés, non ?

Pascal était déjà debout lorsque le Professeur acquiesça. Même si ce dernier connaissait Rome bien mieux que les deux jeunes, les surprises que leur avait réservées le manuscrit de Bruno le Chartreux lui donnaient envie d’un peu d’air frais.

- Qu’est ce qu’il y a à voir, par ici ? demanda Louise.

- Tout dépend de si vous avez envie de marcher ou non. Rien n’est jamais vraiment très loin, à Rome, mais il y a des quartiers plus animés que d’autres. Celui-ci est plutôt calme, c’est un quartier résidentiel. Il y a quand même l’église Santa Sabina, à une petite cinquantaine de mètres. Le jardin est tranquille et on a une vue magnifique sur toute la ville. Si vous préférez, nous pouvons descendre la rue et c’est l’affaire d’un petit quart d’heure pour arriver à Santa Maria in Cosmedin : c’est une très jolie église byzantine. Un peu plus loin, c’est le Ghetto, ou alors le Forum, selon la direction que vous choisissez de prendre. Si vous avez envie d’aller au musée du jouet, il est derrière le Ghetto.

- Ce sera parfait, acquiesça louise. Un petit tour dans les jardins de l’église à côté, et en route pour Cosmedin avant d’aller au musée.

- Santa Maria in Cosmedin… ce n’est pas là que se trouve la fameuse "Bouche de la Vérité" ? demanda Pascal.

- Si, effectivement, approuva le Professeur. Mais en fait de bouche, c’était plus probablement une bouche d’égout. Je vous rappelle que c’est dans ce secteur de la Rome antique que se trouvait le Cloaca Maxima. La vraie curiosité, à mon avis, c’est de voir tous ces touristes qui font la queue pour mettre la main dedans !

lundi 9 mai 2011

Chapitre 21

La journée du lendemain passa à toute allure. Louise eut à peine le temps d’éliminer une poignée de manuscrits indigestes qu’il fut l’heure de partir pour l’aéroport, où ils avaient rendez-vous avec le Professeur Campagnolo.

Celui-ci endura stoïquement les conditions de voyage pour le moins spartiates de la compagnie low-cost qui les emmena d’abord jusqu’à Francfort, où ils durent attendre deux heures et demie avant de pouvoir embarquer à nouveau, pour Rome cette fois. Ils atterrirent vers vingt heures à l’aéroport de Ciampino, plus petit que celui de Fiumicino, mais plus proche du centre de la capitale italienne.

- Par contre, constata Moïse Campagnolo, ça manque un peu de taxis.

Effectivement, il y avait principalement des autobus, mais Louise et Pascal se dirent que ce n’était peut être pas une bonne idée d’imposer ce moyen de transport au Professeur, qui ne semblait pas être un familier des transports en commun.

Ils finirent par trouver un taxi qui accepta de les emmener jusqu’à la Piazza Sant’Anselmo.

Pendant le trajet, le Professeur dit au chauffeur une courte phrase dans un italien impeccable, et celui-ci s’empressa de rectifier son itinéraire.

- Je crois que notre ami avait l’intention de nous faire visiter une bonne partie de la ville avant de nous amener là où nous voulons aller. Ça peut arriver lorsque les clients sont… trop manifestement étrangers. Les chauffeurs de taxi sont les mêmes dans toutes les capitales.

Ils stoppèrent devant un petit "palazzo" à la façade ocre rouge rehaussée de marbre blanc. Louise et Pascal ouvraient des yeux comme des soucoupes devant ce cadre qui ressemblait davantage à un décor de théâtre qu’à une vraie place. Le Professeur s’amusa de leur surprise :

- Pas mal, hein ? Je vous avais dit que ma sœur était bien logée, mais je vois que vous n’imaginiez pas l’endroit comme ça. Pour être tout à fait honnête avec vous, je dois tout de même vous signaler qu’elle n’a que les deux derniers étages : le reste est l’un des domiciles d’un couturier… heu, un grand couturier. Enfin deux, pour être exact… très connus.

Sans en dire davantage, il composa un code près de la porte d’entrée et précéda ses jeunes amis à l’intérieur. Un ascenseur fut appelé au moyen d’un autre code, et les emmena directement dans le hall de l’appartement situé deux étages plus haut.

- Maria-Alba ! cria le Professeur en prenant pied dans la pièce, tu es là ?

Une réplique à peu près exacte du Professeur Campagnolo, mis à part une robe fleurie et de longs cheveux blonds redressés en chignon, arriva par l’une des portes du fond.

- Moïse, Fratellino ! Te voilà enfin ! Mais dis moi, tu es venu à pied depuis Montpellier, pour arriver si tard ?

- Nous arrivons de Ciampino en taxi, mais le chauffeur s’était mis en tête de nous faire découvrir Rome. Il nous a pris pour des touristes.

- Vous devez avoir faim ! Je parie qu’ils ne vous ont même pas nourris convenablement dans l’avion !

- En fait, ils ne nous ont pas nourris du tout, avoua piteusement le Professeur.

- Qu’est ce que c’était que cette compagnie à la noix ? Au moins Alitalia, ou quelque chose d’aussi sordide pour traiter ses clients aussi mal ! Vous auriez dû choisir Emirates, le service est encore à peu près décent, chez eux ! Enfin, tant pis : ce qui est fait est fait. Venez par là : je vous ai préparé un osso-buco comme le faisait notre grand-mère.

Les yeux du Professeur se mirent à briller. Sa sœur ajouta :

- J’ai aussi commandé du Kinnie le mois dernier. Je me doutais que tu ne tarderais pas à venir me voir.

Cette fois, les yeux du professeur auraient pu éclairer la pièce si le grand lustre de cristal suspendu au milieu ne s’en était déjà amplement chargé.

Pascal et Louise s’extasiaient silencieusement devant chaque détail de l’appartement. La table était dressée pour quatre dans une salle à manger tapissée de pourpre : assiettes en porcelaine finement décorée, verres en cristal et couverts gravés de motifs floraux.

- C’est à la bonne franquette, prévint Maria-Alba. Rien de bien compliqué.

Louise se demanda à quoi pouvait bien ressembler la table les jours de fête ! La moindre petite cuillère semblait déjà être une œuvre d’art dont le prix était certainement bien au dessus de tout ce que Louise aurait imaginé dépenser pour la totalité d’une table de Noël !

Tous firent honneur à l’osso-buco, le saupoudrant généreusement d’une gremolata savoureuse que la maîtresse de maison avait présentée à part dans un petit plat en porcelaine.

- Je vous ai préparé des chambres à cet étage, dit-elle vers la fin du repas : les deux grosses méduses du dessous ne sont pas là, vous devriez pouvoir dormir.

- Les deux… méduses ? demanda Louise un peu surprise.

- Les voisins. Deux couturiers milanais, terriblement vulgaires, qui ont les deux premiers étages. Ils ne sont pas souvent à Rome, mais quand ils y sont, c’est intenable. Enfin, on les voit moins maintenant : il paraît qu’ils sont séparés.

- Je vois que ce n’est toujours pas l’entente cordiale, avec ces deux là ! intervint Moïse.

- Qui pourrait s’entendre avec ces deux tas de saindoux ? Ils sont d’une grossièreté et d’un sans-gêne absolument révoltants. C’est un quartier calme, ici, et sous prétexte que ce n’est pas leur résidence principale, ils utilisent cet endroit pour faire d’interminables bacchanales avec des malotrus aussi vulgaires et aussi tapageurs qu’eux. Une fois, j’ai même été obligée d’appeler un taxi en pleine nuit pour aller dormir au Baglioni.

- Au Baglioni ? s’étonna Louise.

- Oui, expliqua Maria-Alba : à l’hôtel. C’est un des derniers endroits où ils ont des chambres convenables sans avoir besoin de réserver six mois à l’avance. Ceci dit, vous verrez : quand les voisins ne sont pas là, on est tout de même mieux ici ! Je vous ai préparé une chambre pour chacun, mais peut être…

Elle laissa sa phrase en suspens, adressant un regard interrogateur à Louise, puis reprit :

- Enfin vous ferez comme vous l’entendez.

Pascal et Louise firent effectivement comme ils l’entendaient, et la chambre de cette dernière ne fut pas utilisée.

Le lendemain matin, ils prirent un déjeuner rapide mais copieux en préparation de la journée qui les attendait. Louise qui n’était habituellement pas une fanatique du café dut bien avouer que celui-ci dépassait en qualité tout ce qu’elle avait pu goûter jusque là.

- Votre rendez-vous est à quelle heure ? demanda la sœur du Professeur.

- Dix heures et demie, répondit-il. Rafaele est assez occupé en ce moment : à l’approche de Pâques, c’est toujours un peu plus agité, là bas. Il n’aura pas beaucoup de temps à nous consacrer, je le crains, mais je pense revenir à Rome bientôt.

- Je vais peut être vous appeler le taxi dès maintenant : il est déjà neuf heures et demie, et vous risquez d’avoir un peu de monde dans la ville, en ce moment. Sans compter que le temps que le taxi arrive, il sera presque dix heures moins le quart.

Ils suivirent l’un des quais du Tibre pendant presque tout le trajet. La circulation dans la ville était plutôt fluide et son rythme soutenu. Le respect scrupuleux du code de la route ne semblait pas être une préoccupation majeure pour les automobilistes romains, mais on ne voyait nulle part d’accrochage ni même de véhicules cabossés.

Alors que le taxi venait de traverser un pont et s’approchait de la cité du Vatican, Louise et Pascal remarquaient de plus en plus de jeunes, tous bien proprets, parfois en cohortes d’une vingtaine, et qui semblaient chanter des cantiques. Certains arboraient des fanions ou des oriflammes qui ne laissaient aucun doute sur la religion des groupes.

- Il doit y avoir des rencontres de jeunes catholiques, expliqua le Professeur. Je suis toujours ébahi du nombre de personnes qui se pressent autour de la place St Pierre. Heureusement, ce n’est pas là que nous allons.

Le chauffeur stoppa près de l'une des cinq portes d'entrée de la cité du Vatican. Une file d’attente de plusieurs dizaines de mètres de longueur indiquait sans erreur possible que l’entrée des musées se trouvait là. Moïse Campagnolo régla la course et se tourna vers Louise et Pascal.

- Allons-y, les jeunes : nous avons encore quelques formalités à accomplir ! s’exclama-t-il en se dirigeant vers une porte monumentale qu’un panneau désignait comme étant la sortie.

Louise et Pascal lui emboîtèrent le pas.

- Des formalités ? s'étonna Pascal.

- Bien évidemment ! Vous ne pensiez tout de même pas qu'on allait pénétrer dans la Bibliothèque Apostolique comme ça ? dit-il en claquant des doigts. Le Vatican trie sur le volet les personnes qui peuvent accéder à ses ressources documentaires, et tout particulièrement à celles qu’il considère comme secrètes. Dans les locaux des archives, seuls sont admis les chercheurs provenant d’instituts d’études supérieures. Il faut présenter au Préfet une demande écrite, accompagnée d’une recommandation.

- Au préfet ? demanda Louise.

- Oh, rien à voir avec les préfets que nous avons dans notre bonne vieille République Française : ce Préfet là est en quelque sorte le grand patron de la bibliothèque pontificale. Il faut donc lui présenter une demande écrite, comme je le disais, accompagnée d’un courrier de recommandation d’un institut de recherche scientifique et éventuellement une seconde recommandation, d’une personne qualifiée dans le domaine correspondant à leurs investigations, en l'occurrence, moi ! sourit le Professeur. Pour le commun des mortels, ça s’apparente un peu à un genre de parcours du combattant.

- Comment ça ? demanda Louise.

- Eh bien, à partir du moment où le Préfet donne un accord de principe, votre pédigrée est examiné sous toutes les coutures : on vous demande des photos, des pièces d’identité et des justificatifs à n’en plus finir, y compris votre domicile à Rome pendant vos recherches. Je vous fais grâce des détails, sachez seulement que la procédure peut parfois prendre plusieurs semaines. Ensuite seulement on vous donne ceci, dit-il en montrant un badge : le sésame pour une année, même pas complète d’ailleurs ! Pour résumer, je dirais qu’il est plus facile à un Iranien barbu d’entrer au Pentagone qu’à un quidam sans recommandation de pénétrer aux archives secrètes du Vatican ! ajouta-t-il en paraphrasant la référence au chameau qui cherche à passer par le trou d’une aiguille.

Louise était ébahie : elle savait qu'il fallait montrer patte blanche, mais elle n'avait pas supposé pas que ce fût si compliqué.

- Mais Professeur, nous n'avons fait aucune de ces démarches et…

Le Professeur l’interrompit d’un air malicieux :

- Comme je vous l'ai dit, j'ai au Vatican quelques connaissances, et il se trouve que le Préfet en question est mon ami d’enfance. C’est à lui que j’ai téléphoné avant-hier. Ne vous inquiétez pas : tout est en ordre et nous avons eu droit à une brève dérogation concernant vos diplômes, à la condition expresse que je vous accompagne.

Ils arrivèrent devant la porte. Louise se sentit un peu déçue de ne pas voir de gardes suisses habillés du costume traditionnel. A la place, deux gardiens en costume noir sévère gardaient la porte, signalant inlassablement aux touristes que l’entrée était de l’autre côté de la place. Ils firent la même remarque au Professeur, qui leur montra son badge sans se démonter.

- Bonjour, pourriez-vous s'il vous plait prévenir son Éminence le Cardinal Rafaele Rinetti que nous sommes là ? dit-il dans un italien parfait.

Le garde parla un instant en allemand dans un talkie walkie, puis après une brève conversation, il acquiesça et s’adressa au professeur.

- Attendez un moment, Son Éminence ne va pas tarder, à vous recevoir, dit-il avec un fort accent germanique.

- Bigre, un cardinal ! souffla Louise en souriant à demi, vous connaissez du beau monde !

- Et pas n'importe quel Cardinal, ajouta Campagnolo fier de lui : c'est le Cardinal Archiviste et Bibliothécaire : la plus haute autorité sur les archives après le Pape lui-même !

Cinq minutes plus tard, un petit bonhomme en soutane noire franchit la porte et s'approcha en arborant un large sourire.

- Professore Campagnolo ! Comme je suis content de vous revoir parmi nous ! lui lança-t-il en lui présentant sa main tendue.

- Padre Gasser, croyez bien que votre joie est partagée, lui répondit Campagnolo en serrant sa main dans les siennes. Je vous présente mes collaborateurs : Louise Robinson et Pascal Fontanel.

- Enchanté, répondit le prêtre en Louise et Pascal. J’espère que vous appréciez votre séjour à Rome. J’imagine que c’est la première fois que vous venez au Vatican… de cette façon, tout au moins. Vous verrez : c’est un endroit absolument fascinant. Je ne sais pas si vous aurez le temps de le découvrir en détail, mais…

Un léger toussotement du Professeur Campagnolo interrompit la diatribe du père Gasser, qui s’excusa et reprit :

- Oui, pardon, venons-en au fait. Avez-vous les documents ? Nous allons en avoir besoin pour l’élaboration des cartes d’accès. J’ai contacté l’imprimerie : ce sont des gens très serviables, et ils se tiennent prêts à vous les faire dès que possible, mais il faut évidemment que vous ayez…

- Oui, bien sûr, le coupa Campagnolo en fouillant dans sa sacoche en toile noire. Il en ressortit plusieurs feuillets protégés par des pochettes en plastique et accompagnés des photos que ses jeunes amis lui avaient confiées. Il tendit le tout au père Gasser.

Celui-ci scruta rapidement les documents et parut satisfait.

- Tout semble parfaitement en ordre, comme d’habitude… son Éminence vous attend, suivez-moi ! Je porterai vos papiers aux employés de l’imprimerie pendant que vous serez avec le Cardinal Rinetti. Je pense que vous trouveriez sans peine le bureau de Son Éminence, mais je vais tout de même vous accompagner : c’est sur mon chemin. Je suis sûr que son Éminence sera enchantée de vous revoir. Il ne m’a rien dit à ce sujet, tout au moins de manière véritablement formelle, mais j’ai bien senti que l’annonce de votre visite lui faisait plaisir…

Il pénétra dans le grand hall, mais au lieu de prendre le chemin réservé aux visiteurs quittant les musées, il passa par une porte discrètement placée derrière une colonne et ils se retrouvèrent dans un étroit couloir dont l’absence quasi-totale de décoration contrastait avec les fastes du hall.

- Ce n'est pas le plus joli parcours s'excusa l’ecclésiastique, mais il a sur les autres l'avantage d'être plus rapide. Les couloirs d’apparat sont tellement encombrés : pas moyen d’avancer, au milieu de tous ces groupes de touristes. Ces petites galeries latérales sont bien plus commodes : elles avaient été conçus pour les domestiques à l’origine, mais tous ceux qui travaillent ici les utilisent, à présent, même les cardinaux ! Je crois bien qu’eux aussi, ils en avaient assez de se faire photographier à chaque fois qu’ils posaient un pied dans le couloir. Un autre avantage de ces couloirs secondaires est qu’ils sont plus discrets…

Le père Gasser était un véritable moulin à paroles : Louise avait l’impression qu’il ne s’arrêtait quasiment jamais de discourir, ne marquant que de courtes pauses dans son flot de bavardages : à peine suffisantes pour lui permettre de reprendre son souffle. En voilà un qui n’aurait pas pu être Chartreux ! pensa-t-elle.

Quelques fenêtres donnaient sur l'extérieur, où s'étendaient d’agréables jardins qui donnaient davantage l’impression de se trouver à la campagne qu’au beau milieu d’une capitale européenne. Ils n'eurent pourtant guère loisir d'en profiter : déjà le prêtre bifurquait dans un autre couloir, il poussa une porte et ils retrouvèrent les dorures et les ornements des couloirs d’apparat. Il les précéda encore sur quelques mètres, puis il stoppa devant une imposante porte en bois. Il frappa trois coups secs et une voix lui répondit d'entrer.

Le père Gasser poussa la porte, qui s'ouvrit sur un bureau à la décoration raffinée.

- Je vous quitte pour un instant : nous nous reverrons tout à l’heure. L’élaboration de vos laissez-passer ne devrait pas prendre plus d’une demi-heure : je ferai savoir au secrétaire de son Éminence lorsqu’ils seront prêts. Je vais m’assurer que les imprimeurs font de leur mieux…

- Oui, merci beaucoup, Padre Gasser. L’interrompit le Professeur. A tout à l’heure.

Le petit prêtre s’éclipsa et les trois visiteurs pénétrèrent dans la pièce où le secrétaire du Cardinal Rinetti les accueillit. Il ne les fit pas attendre et les conduisit directement jusqu’à une nouvelle porte, à laquelle il frappa trois coups discrets.

Louise fut éblouie de voir, sur les murs de la vaste pièce, des tableaux qu’elle n’avait jamais vus auparavant et dont elle ne soupçonnait d’ailleurs même pas l’existence. Pourtant, selon toute vraisemblance ils avaient été réalisés par de grands maîtres. Une large tapisserie, représentant sans doute la Genèse, occupait tout le mur de gauche.

Au milieu de la pièce trônait un élégant bureau en chêne clair. Derrière, sur un fauteuil richement travaillé, était assis un homme en robe rouge, qui semblait avoir à peu près le même âge que le Professeur Campagnolo.

La première chose qu’on remarquait chez lui était son nez : aquilin, anguleux et proéminent, sur lequel reposaient de petites lunettes ovales. Il regarda entrer ses invités de ses yeux gris, très vifs, qui semblaient détailler avec une précision chirurgicale ses interlocuteurs. Un regard bienveillant, pourtant.

En voyant le Professeur Campagnolo, il se leva et s'avança vers lui en ouvrant largement ses bras. Il le serra contre son cœur.

- Moïse ! Moïse Campagnolo ! Mon camarade ! Comme je suis content !

- Et moi donc, Rafaele ! répondit celui-ci en l'enlaçant de même. Mon cher vieil ami !

- Vieil ami ! Vieil ami ? Tu as trois mois de plus que moi, galopin ! protesta le cardinal en lui décochant une bourrade amicale. Mais laissons là nos querelles de collégiens : je vois que tu n’es pas venu seul. Tes… camarades vont nous trouver diablement immatures !

- Tu as raison : laisse-moi donc te présenter mes élèves : Louise Robinson et Pascal Fontanel.

- Enchantés, répondirent-ils. Merci de nous recevoir !

Le vieux cardinal sourit :

- Je n’aurais jamais imaginé faire autrement pour celui avec qui j'ai passé toute mon enfance ! répondit-il avec un geste de la main en direction du Professeur.

Comme Louise et Pascal semblaient étonnés, Moïse Campagnolo leur expliqua :

- Je ne sais plus si je vous l’ai dit : ma grand-mère habitait à quelques pas d'ici. Avec mes parents, nous avons habité chez elle jusqu’à ce que j’aie douze ans. Rafaele et moi étions voisins : il habitait sur le palier en face.

- Nous avions les rues de Trastevere comme terrain de jeu, reprit le Cardinal. Malheureusement, on n’y voit plus de gamins comme nous qui jouent dans les rues : c’est devenu une carte postale, aujourd’hui, un quartier pour les vieux !

- Mais tu n'as pas déménagé bien loin plaisanta-t-il à l’adresse de son cadet.

Rafaele s'esclaffa.

- C’est vrai. Beaucoup moins loin que toi ! Trastevere est à cinq minutes d’ici, confirma-t-il. Pour nous, au Vatican, c’est sur la même rive du Tibre, mais pour les romains de la ville, c’est « de l’autre côté », d’où le nom. Alors que toi, tu es devenu carrément « transalpino ».

- Mes parents pensaient que mes notes seraient meilleures si je faisais mes études loin de certains camarades trop turbulents… un certain Rinetti, en particulier. Ils m’ont envoyé en Suisse, à Fribourg.

- Et tu as côtoyé des têtes couronnées, là bas ! dit Rafaele qui se tourna vers Louise et son compagnon. Vous ne saviez peut être pas que pendant sa jeunesse, votre professeur avait l’habitude de jouer au ping-pong avec le futur Roi d’Espagne ?

- C’est vrai, avoua le Professeur Campagnolo. Et le perdant offrait un sandwich au gagnant : la nourriture du pensionnat était tellement abominable qu’à la première occasion, nous faisions le mur et nous nous précipitions dans une espèce de gargote un peu plus loin. Le bonhomme s’appelait Flückiger, et ses sandwiches étaient magnifiques à voir, mais seulement à voir : le pain débordait de jambon et de salade. Malheureusement, il y en avait bien moins à l’intérieur, Nous nous jetions sur le jambon et nous nous retrouvions bientôt avec un morceau de pain à peine beurré. Mais ça nous était égal : on y retournait dès qu’on pouvait !

Pendant plusieurs minutes, ils échangèrent encore quelques anecdotes qui laissèrent sans voix Louise et son ami. Elle n’aurait jamais soupçonné que le vieux professeur connût tant de personnages célèbres, tant dans le milieu des arts que celui des sciences ou de la politique.

Le secrétaire frappa de nouveau à la porte.

- Je crois que vos sésames sont prêts, dit le Cardinal. A très bientôt ! Vous restez quelques jours à Rome ?

- Non, hélas : c’est juste une petite incursion rapide, regretta Campagnolo, mais j’ai bien l’intention de revenir prochainement pour plusieurs jours.

Le père Gasser réapparut, porteur de deux cartes d'entrée fraîchement imprimées. Il les tendit à Louise et à Pascal, leur expliquant avec force détails comment les fixer sur leurs vêtements, ce qui à vrai dire n’était guère différent de n’importe quel badge. Mais le père Gasser avait un besoin irrépressible de parler.

Ils prirent congé du Cardinal, le remerciant une nouvelle fois pour son accueil, puis le petit ecclésiastique bavard les entraîna dans un nouveau couloir, dont la décoration laissait entrevoir la richesse du reste.

- Voilà, nous y sommes presque ! Il vous faut savoir qu'aujourd’hui, la totalité de la documentation qui est conservée à la Bibliothèque Apostolique représente un peu plus de quatre-vingt-cinq kilomètres de rayonnages. Elle a été recueillie dans plus de six cent trente fonds différents et elle est en augmentation constante. Chaque année les Nonciatures, c’est à dire les représentations pontificales à travers le monde, des sortes d’ambassades si vous préférez, la Secrétairerie d’État et les différentes Congrégations déposent plusieurs centaines d’ouvrages. Le document le plus ancien conservé aux Archives Vaticanes est le célèbre "Liber Diurnus Romanorum Pontificum" : un très ancien livre de rituels de la chancellerie pontificale remontant au VIIIe siècle…

Louise et Pascal écoutaient distraitement les explications du prêtre. Des panneaux peints, tant sur les murs que sur les plafonds, évoquaient des scènes bibliques, mais aussi des cartes géographiques anciennes. L’une d’elles attira leur attention par la forme des terres représentées : celles-ci leur étaient totalement inconnues et ils crurent tout d’abord à quelque contrée imaginaire. Ils s’arrêtèrent un instant, cherchant à comprendre ce qui était représenté là.

- J’y suis, murmura Louise. C’est un planisphère normal, plutôt bien représenté, d’ailleurs, mais ils ont simplement mis le nord en bas et le sud en haut !

- Oui, tu as raison. Ça fait bizarre quand on n’est pas habitué, mais après tout, ce n’est qu’une question de conventions.

Ils coururent pour rattraper le Professeur Campagnolo et le père Gasser qui poursuivait son incessant bavardage :

- Les archives proviennent de tous les espaces géographiques où s’est exercé le pouvoir temporel et spirituel de l’Eglise, principale institution productrice et destinataire des écrits conservés. Non seulement de l’Orbis christianus, mais aussi d’ailleurs. Nous avons ici, par exemple, les documents les plus anciens écrits en langue mongole, remontant à la seconde moitié du XIIIe siècle.

Ils passèrent dans un autre couloir et débouchèrent devant une porte. Le père Gasser la poussa et les laissa pénétrer à l’intérieur. C'était une salle vaste où pas un centimètre carré des murs ou des plafonds ne semblait avoir été oublié par les artistes qui avaient décoré la pièce. Au dessus des alignements de pupitres en bois vernis et ouvragé, sur chaque côté des murs, on pouvait admirer des fresques éclatantes de beauté qui ne rivalisaient qu'avec celles ornant les plafonds. La salle était ceinte de grandes étagères en bois précieux, gravées aux armoiries des différentes familles papales.

- Vous voici dans la première salle, suivez-moi, je vais vous conduire directement à la salle des index. Celle-ci fait partie de ce que nous appelons l’Etage Noble, mais l’unité de travail elle-même se trouve un peu plus loin…

Louise fit discrètement remarquer à son compagnon que les fresques de la salle, si leurs sujets semblaient être, au moins vaguement, en rapport avec l’Eglise, comportaient pratiquement toutes au moins une très jeune fille fort légèrement vêtue.

- Ils s’intéressent à tout, plaisanta Pascal à voix basse, même à l’anatomie…

Louise pouffa, ce qui eut pour effet que le petit prêtre volubile se tut, et se retourna avec un air étonné. Il ne tarda pourtant pas à reprendre son verbiage :

- La Bibliothèque Vaticane, disais-je, est aujourd’hui dotée de plusieurs salles d’étude, qui accueillent chaque année environ seize-cent chercheurs, venant d’une soixantaine de pays différents. Il y a également une salle des index, une bibliothèque interne, un laboratoire de conservation, restauration et reliure, très intéressant : je pourrais vous faire une visite commentée, si vous le souhaitez…

- Je crains que nous n’ayons pas le temps, hélas, Padre Gasser ! objecta prudemment Moïse Campagnolo. C’est néanmoins très gentil à vous de nous le proposer.

- Une autre fois peut être, alors ! Il y a également un autre laboratoire, pour la reconstitution et l’étude des sceaux, un laboratoire photographique et de reproduction numérique, un centre d’élaboration des données…

Ils défilèrent sur les larges tapis rouges, traversèrent encore deux autres salles, presque aussi richement décorées, et arrivèrent dans une dernière. Celle-ci bien que beaucoup plus moderne n'en demeurait pas moins luxueuse. Quelques ordinateurs étaient disposés sur des tables en bois massifs et au fond, un comptoir derrière lequel deux bibliothécaires s'affairaient.

- Bien, nous y voilà, demanda Campagnolo. Rappelez moi le titre de cet ouvrage que vous cherchiez à la Grande Chartreuse ?

- Il s’agissait d’un livre écrit par Benoît le Chartreux, "De credentiae primii temporii", c'est probablement celui qui renferme le secret du médaillon et de ceux qui l'ont créé.

Le professeur s'empara d'un formulaire et remplit rapidement les cases vides afin d'obtenir son ouvrage et le déposa au guichet.

- Bonjour, il me faudrait ce livre-ci, dit-il en italien au bibliothécaire qui l'accueillit. Je crois qu’il provient du fonds des Chartreux.

Le prêtre jeta un coup d’œil au feuillet et tapa sur son ordinateur.

Au bout d'un moment il releva la tête et s'adressa à eux, en français.

- Je suis désolé, mais ce livre ne fait pas parties de nos archives consultables.

- Comment ça ? s’étonna Louise. Ce n’est pas possible ! Je suis sûre que vous en avez un exemplaire ! Nous…

- Ce que ma collègue veut dire, l’interrompit le Professeur, c'est qu'il doit y avoir une erreur de saisie, ou d’archivage. Etes-vous sûr de ne pas l'avoir ?

- Je n'ai pas exactement dit ça, reprit le père bibliothécaire d’un air vexé, et il n’y a aucune erreur d’archivage ! Nous avons effectivement cet écrit, mais il n'est pas consultable.

- Pas consultable ? Mais enfin, pourquoi ? demanda Louise, si j'ai bien lu le règlement, nous sommes parfaitement dans les dates de…

Mais le prêtre la coupa :

- Je suis désolé, Mademoiselle : ce n'est pas une question de date, mais tout simplement d'autorisation.

Le Professeur Campagnolo ne put cacher sa surprise :

- Mais enfin, je ne comprends pas ! Nous avons toutes les autorisations voulues pour cette recherche : mon ami personnel, son Éminence le Cardinal Rafaele Rinetti, vient à peine de me le confirmer !

Le bibliothécaire ne sembla pas se démonter en entendant le nom de son supérieur hiérarchique :

- Je vous entends bien, Professore Campagnolo, mais dans ce cas précis, il s'agit d'un document très particulier, qui dépasse même l'autorisation de son Éminence. L'accès à ce livre est protégé par l’une des plus anciennes lois pontificales, qui n'autorise aucune personne à le consulter en dehors de ceux qui sont en possession du code… et sa Sainteté lui-même bien sûr.

- Le code ? demanda Pascal.

- Oui, ce livre est dans ce qu’on appelle l’Enfer. Mais contrairement à ce qui se pratique dans d’autres bibliothèques, comme celles de certains monastères, par exemple, il ne se trouve pas dans un lieu distinct : il est avec les autres, mais à peu près introuvable dans la masse. Ce qui le protège, c’est son code de classification : sans lui, il est impossible de le retrouver parmi toutes les archives.

- C’est un cryptogramme particulièrement élaboré, intervint fièrement le père Gasser, ignorant le regard courroucé du bibliothécaire. Il est composé de neuf caractères, obligatoirement des lettres et des chiffres, afin d’éviter les codes qui correspondraient à des mots. Dans certains cas, ce serait trop facile à retrouver. Il est donc possible que ce soit une lettre, puis deux chiffres, deux autres lettres, et ainsi de suite…

- Padre Gasser, intervint l’ecclésiastique derrière le guichet, vous n’êtes pas censé donner de telles informations ! Vous ne connaissez certainement pas ce code, de toute façon, il est donc inutile de faire étalage de vos piètres connaissances. "La sapienza e como la confitura…"

Le père Gasser prit brièvement un air contrit et fit un discret signe de la tête pour s’excuser, avant de reprendre son flot de paroles :

- Je vous demande pardon, Padre Argenti. J’avoue humblement que j’ai beaucoup de mal à me débarrasser de ce terrible défaut qui est le mien. Déjà, lorsque j’étais à l’école, mes professeurs me reprochaient ma tendance au bavardage, et je crains que ça ne se soit pas arrangé par la suite. Je prie pourtant tous les soirs pour demander au Seigneur de m’aider, mais bien que je le fasse à haute voix, il ne semble pas entendre mes suppliques…

- Chhut ! coupa le père Argenti d’un air agacé. Et plutôt qu’à haute voix, vous devriez essayer de prier en silence, sinon il se pourrait bien que notre Seigneur ne se mette en colère et qu’il décide de vous ôter la parole pour de bon.

Le père Gasser ouvrit la bouche pour répondre, mais il se ravisa et se contenta de hocher piteusement la tête sans un mot. Louise et pascal faisaient de terribles efforts pour ne pas éclater de rire à la vue de ces deux ecclésiastiques qui se chamaillaient comme des gamins. Pourtant, un détail qu’avait donné le père Gasser trottait dans la tête de la jeune fille : neuf caractères, lettres et chiffres… il lui vint une idée :

- Attendez ! s'écria-t-elle. Si nous avions le code, comment ferait-on ?

- Vous ne pourriez pas me le communiquer, et surtout pas en présence du Padre Gasser, répondit le bibliothécaire en lançant à son collègue un regard vaguement méprisant. Je vous laisserais donc l'accès à cet ordinateur et vous entreriez le code ici, répondit-il en montrant le champ à compléter. À supposer que votre code soit le bon, les coordonnées de l’ouvrage s’afficheraient pendant dix secondes, mais j’insiste : dix secondes seulement ! Ensuite, vous descendriez seule dans la salle des archives. Vous ne devriez en aucun cas communiquer ces coordonnées à qui que ce soit, pas même à moi.

- Alors je pense avoir le code qu'il faut. Pourriez-vous me laisser votre place un instant, s’il vous plait ? Je me souviens que notre ami nous a confié un code qui doit être le bon.

- Notre ami… un code ? s’étonna le Professeur.

- Mais oui ! Notre ami, enfin votre ami Rafaele. Vous savez bien : tout à l’heure, répondit Louise avec un clin d’œil discret. Vous ne vous souvenez pas ?

- Ah, si ! Bien sûr, ça me revient, maintenant ! Comment ai-je pu oublier ?

- Son Éminence vous a donné ce code ? demanda le père Argenti d’un air soupçonneux.

- Oui, répondit Louise avec aplomb. Vous permettez que je le compose ?

- Si vous pensez avoir ce code, concéda le bibliothécaire, visiblement à contrecœur, c’est différent ! Mademoiselle peut effectuer une tentative. Mais attention : en cas d’erreur, le programme se bloque pendant trente minutes ; au cas où vous devriez faire une seconde tentative, une nouvelle erreur bloquerait l’ordinateur pendant une heure, puis deux, et ainsi de suite. Mais il va sans dire que je ne vous laisserai pas tenter trois essais !

- Oui, j’ai bien compris. Mais ça ne devrait pas être nécessaire.

Louise passa derrière le pupitre et écouta les dernières recommandations du gardien des registres.

- Voilà, entrez le code ici, montra-t-il. S'il est exact, la marque de localisation s'affichera, indiquant l’allée, la colonne, l’étagère et le rang de l’ouvrage. Vous n'aurez plus qu'à retenir mentalement -j’insiste : mentalement- toutes ces informations : il vous est formellement interdit de les divulguer à voix haute, ou de les inscrire sur un quelconque support. Vous serez également la seule personne autorisée à descendre dans la salle où se trouvent les ouvrages, termina-t-il avant de passer de l'autre côté du comptoir. La consultation se fait obligatoirement sur place : des pupitres sont prévus à cet effet en bout de colonnes…

Louise n’écoutait déjà plus les recommandations du père bibliothécaire. Elle positionna le curseur dans le champ prévu à cet effet et, hésitante, commença à taper sur le clavier : un chiffre, une lettre, puis une autre, puis encore une autre, un chiffre… jusqu'à ce que se forme le code qu'elle soupçonnait être la clé : 0MMA6AN05. Neuf caractères : des lettres mais aussi des chiffres… il était possible que ce fût là l’explication de ce mot mystérieux qu’elle avait découvert dans la malle de son oncle. Ecrits à la main, on pouvait parfaitement prendre les chiffres pour des lettres, et c’était sans doute là-dessus que l’Oncle Germain avait compté en transgressant l’interdiction de noter le code par écrit.

Elle n’avait plus qu'à valider. Elle essuya la paume de ses mains sur son jean, posa son annulaire sur la touche « entrée » et appuya.

Rien ne se passa.

Ou plutôt si : l’écran était devenu tout blanc. Louise eut un moment de découragement : c’était raté !

Non ! peut-être pas : un petit logo circulaire indiquait que la machine recherchait quelque chose. Cela ne dura que six ou sept secondes, mais la jeune femme eut l’impression qu’elles n’en finissaient pas. Rien ne se passait. Louise commençait à se dire que c’aurait été trop beau… trop facile. Tant pis : la piste s’arrêtait là…

Mais des coordonnées s’affichèrent enfin : A63-C11-E2-L17 : elle avait vu juste ! Puis l'écran redevint blanc au bout de dix secondes.

Allée soixante-trois, colonne onze, étagère deux, livre dix-sept ! Louise mémorisa immédiatement ces informations. Quatre nombres : Soixante-trois, onze, deux, dix-sept ! se répéta-t-elle une fois de plus. Concentrée mais souriante, elle regarda ses amis et hocha simplement la tête.

- C'est bon ! Je l'ai !

- Mademoiselle, si vous voulez bien me suivre, dit le bibliothécaire du bout des lèvres. Padre Gasser, vous resterez ici avec ces messieurs, ou alors accompagnez-les à la cafétéria.

Précédant Louise, il se dirigea vers le fond de la pièce, poussa une porte et descendit un escalier métallique. Au bout d’un long couloir, ils passèrent sous un portique semblable à ceux des aéroports, puis arrivèrent devant une imposante porte blindée.

- Je vais vous laisser entrer seule, dit le père Argenti en ouvrant le lourd battant. J’espère que vous n’avez pas oublié les coordonnées de l’ouvrage, car il ne me sera pas possible de vous laisser accès à l’ordinateur du fichier une seconde fois.

- Ça devrait aller, répondit-elle en pénétrant dans la pièce. J’ai tout bien mémorisé, merci.

La salle qu’elle découvrait était bien différente de celles du haut : immense, certes, mais totalement dépourvue de la moindre décoration ! Impossible d’en apercevoir les extrémités à travers la forêt de rayonnages ! Le plafond était en béton brut, d'un gris terne et éclairé par des néons industriels. Tout le reste de la pièce n'était qu'étagères, à perte de vue. Sur des dizaines et des dizaines de mètres, elles se répétaient, grises, métalliques, hautes de près de deux mètres et se ressemblant toutes. De place en place, des piliers de béton soutenaient le plafond.

De petits écriteaux blancs indiquaient les allées, d'autres les numéros de colonne. Louise se trouvait face à l'allée quarante-cinq. Elle marcha un peu vers sa droite, supposant que la numérotation allait dans ce sens, ce que les rangées suivantes lui confirmèrent.

L'air était sec et frais. Des climatiseurs soufflaient probablement un air traité pour stabiliser l'hygrométrie et la température. Conditions primordiales pour la conservation de tous ces documents anciens et, pour certains, excessivement fragiles.

Allée soixante-trois. Le regard fixé sur le haut des étagères, elle chercha la colonne onze. Plus que quelques mètres. Elle touchait au but !

Le doigt pointé, elle suivit les consignes : étagère deux, livre dix-sept…

Il était là !

Pas franchement impressionnant : c’était un petit ouvrage anonyme, guère plus grand qu’un cahier d’écolier, et juste un peu plus épais, sans aucune inscription sur sa tranche de vieux cuir noirci. Rien non plus sur la première de couverture : aucun titre, aucun nom d’auteur. On aurait dit un vieux cahier de recettes. Le genre de chose insignifiante que Mamie-Lu aurait pu avoir au fond d’un tiroir de la cuisine.

Louise le prit, l’ouvrit délicatement à la première page.

Tracés à la plume, les mots : De Credentiae Primii Temporii occupaient le centre de la feuille, mais Bruno Cartusianus était décidément un modeste : son nom ne figurait nulle part.

La jeune femme s’installa tant bien que mal face à l’un des pupitres qui permettaient la consultation des ouvrages exclus du prêt. Comme elle s’y attendait, tout était écrit en un latin qui n’avait guère de rapport avec celui de Platon ou de Sénèque, celui qu’on lui avait enseigné à l’école. C’était une langue moyenâgeuse, fortement mâtinée de mots germaniques. L’auteur semblait avoir eu largement recours à de nombreuses abréviations, dont le sens restait mystérieux pour Louise.

Il faudrait pouvoir montrer ça au Professeur Campagnolo, pensa-t-elle. Mais il était évidemment hors de question de sortir le livre de cette salle : le portique sous lequel elle avait dû passer avant de pénétrer dans la salle faisait probablement partie d’un dispositif de sécurité assez complexe, et Louise se dit qu’il était plus que vraisemblable que des composants électroniques avaient été incorporés à chacun des ouvrages. Même en ayant recours à l’invisibilité que pouvait lui conférer le médaillon, les puces seraient certainement détectées par le portique.

Par contre, elle avait son téléphone sur elle, et celui-ci avait une fonction appareil photo de cinq mégapixels : il lui serait facile de photographier les trente et quelques pages que comportait le volume. La lumière n’était pas fameuse, mais tout de même suffisante pour obtenir des clichés sur lesquels on arriverait sans trop de mal à lire le texte, écrit gros.

Elle avait bien conscience que ce qu’elle était en train de faire était interdit par le règlement du lieu, mais elle décida néanmoins de passer outre.

En ouvrant son téléphone, elle se rendit compte qu’elle avait reçu un texto, probablement pendant qu’elle suivait le père Gasser dans les interminables couloirs de l’étage noble. En tout cas, elle n’avait rien entendu. C’était un message de Karine :

Suis sure que tu es à Rome. Moi aussi. Ai quitté Zaarm. On peut se voir ?

Et merde ! Est-ce que ça voulait dire que cette punaise les avait suivis jusqu’ici ? C’est vrai que c’était la destination la plus logique : après tout, Karine était encore avec eux, à la Grande Chartreuse, lorsqu’ils avaient découvert l’existence du livre que Louise avait maintenant sous les yeux. Et à ce moment là, ils n’avaient aucune raison de se méfier d’elle.

Une chose était rassurante : c’est que, très probablement, jamais Karine, ni Yboulados ou qui que ce soit, ne pourrait parvenir facilement jusqu’à ce document, mais était-ce une si bonne idée d’en prendre des photos ? Si l’un des membres de la secte parvenait à lui dérober son téléphone ?

D’un autre côté, elle ne se sentait pas de taille à déchiffrer toute seule ces trente deux pages. Elle choisit donc de revenir à sa première idée et de prendre les clichés tout de même, malgré le risque que cela représentait.

Elle photographia les pages une à une, s’assura pour chacune que l’image était nette et qu’il n’y aurait pas de difficultés pour lire le texte, puis referma l’ouvrage et le remit à sa place.

Il ne lui restait plus qu’à retrouver ses compagnons.

Elle sortit de la grande salle des archives, passa sous le portique de détection et remonta l’escalier dans lequel le Padre Argenti l’avait précédée quelques instants avant. Le texto qu’elle avait reçu de Karine l’inquiétait : si la rousse était à Rome, la ville semblait tout à coup beaucoup moins sûre pour Louise et ses amis.

Elle retrouva Pascal et le Professeur Campagnolo dans la cafétéria, où le père Gasser leur confiait tous les détails des six (ou peut être douze) derniers mois de la vie de la cité.

- Voulez vous un cappuccino, mademoiselle demanda le petit prêtre ? Vous semblez toute pâle !

- Oh ! Oui, s’il vous plait ! répondit-elle au père Gasser qui était déjà debout pour aller lui chercher sa tasse. Oh, Pascal ! Je suis tellement contente de te revoir ! Tout s’est bien passé ?

- C’est plutôt à toi qu’il faudrait demander ça. Ici, nous nous sommes contentés de t’attendre.

- Je… je me suis fait du souci. Ce n’est rien, juste une petite bouffée d’angoisse, mais il n’y a vraiment pas de quoi.

- Vous êtes sûre que tout va bien ? intervint le Professeur Campagnolo. Le père Gasser a raison : vous êtes vraiment toute pâle. Est-ce que ça aurait un rapport avec le contenu de ce fameux livre ?

- Tout va bien, je vous assure. Et d’ailleurs ce livre n’a pas grand-chose à voir avec le sujet qui nous préoccupe. Très décevant… nous avons fait fausse route. Je crois qu’on ferait mieux de profiter de notre café… et puis de cette vue : les jardins sont vraiment splendides. On ne peut pas y aller pour faire quelques pas ?

- Je crains que non, répondit le Professeur, légèrement désarçonné : le matin, les jardins sont réservés à la promenade du Pape. Peut-être êtes-vous sujette à la claustrophobie...

Les deux jeunes gens regardèrent machinalement vers l’extérieur, tentant peut être d’apercevoir le locataire des lieux. Celui-ci ne semblait cependant pas avoir choisi de prendre l’air ce matin là.