Un petit feuilleton pour égayer les lundis...

La suite...
Le Chapitre 25.
On retrouve notre camarade Yboulados, qu'on découvre sous un nouveau jour. C'est nettement moins folklorique mais guère plus plaisant.
Et toujours, si vous avez des idées pour la suite de l'histoire, je suis preneur.
Si vous avez raté un chapitre, pas de panique : vous pourrez le retrouver dans les archives du blog (tout en bas, en cliquant sur "messages plus anciens", ou ici : le 1, le 2, le 3, les 4 et 5 , le 6, le 7 et le 8, le 9, le 10, le 11 et le 12, le 13, le 14 ...). Vous pouvez aussi trouver la liste sur le côté de la page.
Je compte sur vos remarques et vos commentaires (constructifs) que vous ne manquerez pas de m'envoyer sur mon mail : jeanlouis.jabale@gmail.com ou sur la boite à messages de ce blog : il est configuré pour que tout un chacun puisse m'y déposer ce qu'il souhaite.
Bonne lecture...

lundi 18 avril 2011

Chapitre 20

Ils quittèrent l’hôtel Charmant Som le lendemain vers dix heures, après avoir téléphoné au Professeur Campagnolo. Celui-ci leur avait dit qu’il tenait une piste "plus qu’intéressante" pour les inscriptions sur le médaillon, et leur avait proposé de le rejoindre chez lui, à Quissac, dans l’après-midi.

Les gendarmes avaient réussi à mettre la main sur Karine dès leur arrivée sur place : elle était restée près du fourgon et ils n’avaient eu qu’à la cueillir. Ils avaient interpellé Lagarde un peu plus tard dans la soirée, dans la résidence secondaire d’une famille de parisiens, sur la commune de Saint Hugues : les voisins étaient particulièrement méfiants et avaient donné l’alerte après avoir remarqué du mouvement dans un appentis.

Michard n’avait pas encore été retrouvé, mais le brigadier leur assura que ce n’était qu’une question de temps.

- De toute façon, leur avait expliqué le militaire, il n’a plus de moyen de locomotion : son véhicule est hors d’usage, et une dépanneuse est venue l’emporter hier dans la soirée. Il est dans une fourrière à Voiron. Quant aux deux qu’on a pu interpeller, ils ont été transférés à Grenoble où ils doivent être entendus en ce moment. Vous pouvez être tranquilles de ce côté-là : ils ne viendront pas vous importuner de sitôt.

- Vous ne pensez pas que Michard aurait pu rejoindre les autres membres de la secte ?

- Ce n’est pas impossible, bien sûr… c’est même assez probable. Mais je serais étonné s’ils étaient tous du même acabit que les trois qui vous poursuivaient. Le plus dangereux, à part Michard, c’est probablement le gourou, Yboulados. Et encore, d’après ce que vous m’avez dit, j’ai l’impression qu’il est plus dérangé que malhonnête.

- Le résultat est le même : il nous a quand même séquestrés. Quant à ne pas être malhonnête, j’avoue que je ne suis pas aussi bien disposée que vous à son égard. Il paraît qu’il est surveillé par différents services…

- Peut-être, admit le gendarme. Je ne suis pas au courant de tout, vous savez.

- C’est le Commandant Jamin, du commissariat de Montpellier, qui nous a appris ça. Vous lui avez parlé, récemment ?

- Oui : hier soir, après l’arrestation de vos deux poursuivants.

- Est-ce que… comment dire ? Est-ce qu’elle a semblé surprise de ce nouveau rebondissement dans l’affaire ?

- Je ne vois pas bien où vous voulez en venir… Elle ne m’a semblé ni surprise ni pas surprise. Elle a pris acte des faits, c’est tout.

Louise réalisa qu’elle s’était engagée sur un terrain un peu glissant en essayant de soutirer des renseignements au gendarme. Elle décida de quitter ce sujet par une pirouette.

- Peut-être que nous avons été trop optimistes… et que nous avons mal compris ses paroles rassurantes. Enfin, apparemment, tout a l’air de s’arranger…

- Oui, approuva le gendarme, sans doute pas fâché de se débarrasser de l’affaire. Je pense que vous n’avez plus grand-chose à craindre, maintenant.

Louise était loin de partager cet optimisme, et elle en fit part à son compagnon sur le trajet du retour.

- Pour le moment, répondit-il, je crois que le gendarme a raison : personne ne sait que nous allons chez le Professeur Campagnolo, à part le Professeur Campagnolo lui-même. Et je crois que lui, on peut lui faire confiance.

- Tu veux dire que tu as la même impression que moi, pour Jamin ?

- Je ne sais pas trop. C’est vrai que c’est assez troublant : on lui fait part de notre programme, et deux heures plus tard, on voit rappliquer les hommes de main d’Yboulados, et avec autant de précision que si on avait eu rendez-vous avec eux. Il y a de quoi être un peu méfiant. Enfin tout de même, c’est pas de bol : il y a une seule policière sur Montpellier qui est de mèche avec ce cosmonaute d’opérette, et il faut qu’on tombe sur elle !

- Ce n’est peut être pas un hasard, après tout…

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Essaie de te souvenir : la première fois qu’on a été en contact avec elle, elle était en possession du portable de Sylvain : qu’est-ce qui nous prouve qu’elle agissait alors comme officier de police ? Et puis plus tard, quand tu as appelé le commissariat pour signaler le cambriolage chez toi, c’est encore elle, comme par hasard, qui est arrivée. Moi, je trouve ça louche, pas toi ?

Ils tombèrent d’accord sur la nécessité de rester sur leurs gardes en ce qui concernait le Commandant Jamin.

Pour ne pas arriver trop tôt chez le Professeur, ils s’autorisèrent un détour par Uzès, où ils déjeunèrent dans une pizzeria de la Place aux Herbes. La ville était encore agréable en cette saison, pas encore trop envahie par les étals en tous genres proposant un artisanat provençal plus ou moins authentique.

Moïse Campagnolo les accueillit avec son éternel sourire d’enfant réjoui. Il semblait si enthousiaste qu’on aurait pu croire qu’il ne les avait pas vus depuis des lustres.

- Louise, Pascal ! Quelle joie de vous revoir ! Entrez vite : j’ai plein de choses passionnantes à vous raconter !

Louise et Pascal suivirent le professeur à l’intérieur de la vieille ferme où, sans surprise, il leur offrit un Kinnie à la table de la vaste cuisine. Puis, sans transition, il leur annonça :

- Je crois bien que je suis arrivé à me faire une petite idée de ce qui est écrit sur ce fameux médaillon. Mes collègues, à Petra, ont dû trouver que je n’étais pas très sociable, mais je dois vous avouer que ça me passionnait tellement que je ne pouvais pas m’empêcher d’y passer toutes mes soirées.

Le pouls de Louise s'accéléra. Comme le Professeur ne semblait avoir aucun document en face de lui, elle sortit le bijou de son corsage et le posa sur la table.

- J'ai comparé les caractères de votre médaillon avec ceux de plusieurs langues anciennes, continua le Professeur, notamment certaines qui étaient en usage dans quelques îles du sud de la mer Egée au dixième ou douzième siècle avant Jésus Christ. Par analogie avec certains graphèmes de ces langues très locales, et surtout, je dois bien l’avouer, avec beaucoup d’extrapolation, j'en suis arrivé à la conclusion suivante : sur le cercle médian, on doit pouvoir lire tout d’abord quelque chose comme "nourphoturoï krupikithon". Je pense qu’on pourrait traduire ce premier bloc de texte par "ce qui détourne la lumière de la lumière", ou alors, plus simplement "ce qui cache le regard".

Il avait saisi le bijou et désignait les inscriptions qu’il commentait.

- Je ne suis pas tout à fait certain de ma traduction : il me faudrait un contexte plus étoffé, d’autant plus que ce sont des langues très peu usitées, je le répète, et que ça a sans doute été écrit à une époque où les communautés qui pratiquaient ces langues étaient très probablement exposées à de nombreuses influences étrangères. Toujours sur la même couronne médiane, continua-t-il en désignant l’inscription sur le médaillon, un mot isolé : "khunion", ici, en haut. Je n’ai pas véritablement de traduction pour celui-ci, mais plutôt une interprétation.

- Laquelle ? demanda Louise, impatiente d’en savoir davantage.

- Vous vous souvenez que lors de votre première visite, vous m’avez demandé si "Cunéocardium" m’évoquait quelque chose. Je me demande si notre "khunion", tel que nous pouvons le lire sur ce médaillon, n’aurait pas un rapport avec la Kunée. Heu, Pascal… vous vous demandez peut-être ce qu’est la Kunée ?

- Oui, effectivement…

- La Kunée était l’un des attributs d’Hermès, même si ce n’était pas le plus connu. En tout cas, beaucoup moins connu que le caducée ou les sandales ailées. C’était son casque, grâce auquel il était censé pouvoir devenir invisible, principalement pour perpétrer des larcins.

- Des larcins ? demanda Louise étonnée. Vous voulez dire qu’il volait des choses ?

- Oui, bien sûr, répondit le Professeur comme si la chose avait été tout à fait naturelle. Hermès était le dieu des voyageurs, des commerçants et des messagers, mais c’était aussi celui des voleurs. Il semblerait qu’à cette époque là, ce n’était pas aussi… heu, répréhensible qu’aujourd’hui… tout au moins tant qu’on ne se faisait pas prendre : voler, c’était admis, mais se faire pincer, non !

- Et donc, intervint Louise, Cunéocardium serait une sorte de mot latinisé, peut-être vers le moyen-âge, pour désigner le "cœur de la Kunée" ? Même si à l’évidence ce disque de métal n’est pas un casque, il en était peut être un élément… une partie importante. Il aurait été monté en médaillon plus tard : c’est ce qui explique cette couronne extérieure dans laquelle il semble être serti…

- Bravo Louise ! Je vois que vous n’avez rien perdu de votre sagacité !

Louise se sentit rougir sous le compliment, mais déjà, le Professeur Campagnolo reprenait :

- Bien sûr, ce mythe de disparition n’est que strictement symbolique. Tout d’abord parce que les dieux de l’antiquité n’avaient en principe pas besoin d’attributs pour se rendre invisibles : leur nature divine les en dispensait et ils pouvaient se fondre dans une sorte de brume, plus ou moins à volonté. Ensuite parce que j’ai un peu de mal à imaginer comment un casque peut rendre invisible celui qui le porte : si nos moyens techniques ne nous permettent pas de telles prouesses aujourd’hui, il est probable qu’il en allait de même à cette époque.

Louise et Pascal s’abstinrent de répondre à ce commentaire, même si Moïse Campagnolo semblait chercher une certaine approbation dans le regard de ses interlocuteurs. Il reprit une gorgée de Kinnie et, tout en désignant les inscriptions sur le médaillon, il continua :

- Sur le cercle central, on ne trouve que ces deux mots. Je lis quelque chose comme "idoï" et "anidoï". Je crois qu’on devrait pouvoir traduire ces mots par "image" et "non-image". Là encore, ce sont des inscriptions purement symboliques, mais certainement d’une grande importance, puisqu’elles viennent confirmer mon hypothèse à propos de la Kunée. J’ai l’impression que ce médaillon devait être un objet religieux, sans doute un élément essentiel d’un culte dédié à Hermès... Tiens ? Apparemment, certaines parties sont mobiles. Je ne m’en étais pas rendu compte sur l’empreinte que j’avais prise, évidemment !

Tout en disant ces mots, il appuya sur le disque central.

Et dans un tremblotement, il disparut.

- C’est un objet particulièrement intéressant, continua le Professeur qui ne s’était rendu compte de rien. Il semble en effet démontrer que le culte d’Hermès était d’une grande importance dans la partie méridionale de la Mer Egée, et déjà à une époque pré-hellénistique. Ce n’est d’ailleurs pas extrêmement surprenant, tout compte fait, puisque ce dieu était considéré comme l’un des plus proches des humains et qu’on retrouve des éléments comme ses sandales ailées, par exemple, sur des monnaies mésopotamiennes…

Il s’interrompit brusquement.

- Je… ça va peut être vous sembler idiot, reprit-il d’une voix blanche, mais je ne vois plus mes mains. Je ne vois plus le médaillon non plus, d’ailleurs. Est-ce que vous les voyez, ou alors est-ce que ce sont mes yeux qui me jouent des tours ?

- Ne vous inquiétez pas, Professeur. C’est précisément ce qui est le plus étonnant à propos de ce médaillon.

- Vous voulez dire que… que c’est cet objet qui fait ça ?

- Oui : nous n’avions pas encore eu l’occasion de vous en parler, et d’ailleurs nous ne savions pas très bien comment vous le dire, ni même si nous devions vous le dire, mais ce pendentif a le pouvoir de rendre invisible.

- Vous me faites une blague ! Vous avez un truc, ce n’est pas possible autrement !

- Non, Professeur ! Je vous promets qu’il n’y a aucun trucage ! Ce médaillon permet vraiment d’apparaître et de disparaître à volonté.

- Vraiment ? Ça alors ! C’est extraordinaire ! Proprement fabuleux ! Ça voudrait dire que le mythe de la Kunée était basé sur la réalité ? C’est invraisemblable ! Mais… comment fait-on pour réapparaître ?

- Faites tourner la partie centrale, celle où vous avez lu les mots "idoï" et "anidoï". Vous allez entendre plusieurs cliquetis, jusqu’au moment où l’un d’eux sera plus aigu que les autres…

Le Professeur s’exécuta.

- Oui, ça y est, je crois que je l’entends.

- Appuyez sur le centre, maintenant.

Il fit ce que lui disait Louise. Le tremblotement qui l’entourait et le cachait aux regards cessa, et il réapparut. Il considéra ses mains et sembla soulagé de constater qu’elles n’avaient pas changé.

- C’est tout à fait prodigieux ! Totalement étourdissant ! Vous vous rendez compte de ce que vous avez là ? De tout ce que ça implique, non seulement sur la mythologie antique, mais aussi sur les connaissances techniques des anciens, et puis sur les idéologies des époques suivantes !

- Si je comprends bien, intervint Pascal, ce disque, qui est aujourd’hui monté en médaillon, était autrefois serti dans le casque d’Hermès, cette fameuse Kunée…

- Dont il était le cœur, le principe actif en quelque sorte, continua Louise. D’où son nom de "cuneocardium", qui lui a peut-être été donné plus tard.

- Absolument ! approuva le Professeur. Ce qui semblerait prouver que non seulement il existait bien un casque ayant le pouvoir de rendre invisible, mais aussi qu’il existait très probablement un personnage -qui s’appelait peut être Hermès ou peut être pas- dont les exploits lui ont valu d’être considéré comme d’essence divine.

- C’est énorme comme découverte ! s’exclama Pascal.

- C’est une découverte absolument fantastique, oui ! Une découverte majeure ! Vous vous rendez certainement compte, Louise, et vous aussi, Pascal, que vous ne pouvez pas garder cela pour vous ! Nous ne pouvons pas nous taire !

- Je ne suis pas sûre que le moment soit bien choisi pour en parler, Professeur. Nous n’en savons pas encore assez sur cet objet. Je crois que si nous voulons le présenter en étant crédibles, nous devons être en mesure d’en dire davantage sur ses origines.

- Oui, peut-être, concéda le vieil homme d’un air dubitatif. Mais avez-vous une idée pour tâcher d’en savoir davantage ?

- Justement, oui ! C’est vous qui nous avez donné une piste, la dernière fois que nous sommes venus vous voir. Vous nous avez parlé de Saint Bruno, le fondateur de l’ordre des Chartreux.

- Oui, en effet, je me souviens, mais je ne vois pas le rapport.

- Il semblerait qu’il ait écrit un ouvrage intitulé "De credentiae primii temporii", et nous avons des raisons de croire que ce médaillon est mentionné dans ce livre, sans doute sous le nom de Cuneocardium. Nous avons réussi à avoir accès à la bibliothèque des Chartreux, mais le livre n’y est pas.

- Et vous savez où il pourrait se trouver ?

- C’est bien là le problème : il n’en existe apparemment qu’un seul exemplaire, et il semblerait qu’il soit à la bibliothèque du Vatican, dans l’enfer.

- Houlà ! Pas facile à consulter !

- Non, en effet…

- Pas facile, mais pas impossible, reprit le Professeur Campagnolo d’un air malicieux.

- Vous connaissez un moyen d’y avoir accès ? demanda Louise, pleine d’espoir.

- Je ne peux rien vous promettre pour l’instant, mais j’ai quelques pistes. Si ça ne vous fait rien, je crois que je vais me resservir un Kinnie avant de vous donner davantage de détails. Vous en voulez un ?

Louise et Pascal déclinèrent poliment l’offre, n’ayant pas encore terminé les leurs. Moïse Campagnolo alla chercher une nouvelle petite bouteille orange dans le réfrigérateur et après s’être resservi, revint s’asseoir près de ses jeunes amis. Il expliqua :

- Comme vous l'imaginez dans doute, j'ai eu, au cours de ma carrière, de très nombreuses occasions de faire toutes sortes de recherches, et souvent auprès des bibliothèques les plus prestigieuses. Il m'est ainsi arrivé de nouer des relations d'amitié avec quelques personnes bien placées. De plus, j’ai passé une bonne partie de mon enfance à Rome, et l’un de mes plus anciens amis est aujourd’hui préfet de la bibliothèque apostolique. Ça m’assure quelques entrées… disons efficaces, au Vatican. Je ne puis encore affirmer avec certitude que cela se fera dans les jours qui viennent, mais…

- Professeur, dit Louise sur un ton grave, je crois que je vous ai déjà parlé de Sylvain Delbarre, le chercheur en chimie.

- Oui, effectivement, je me souviens.

- Les gens qui l'ont agressé sont à nos trousses, il s’agit d’une espèce de secte assez délirante mais qui semble malgré tout dangereuse : le Temple de Zaarm. Ils nous ont retrouvés, et nous ont déjà kidnappés une fois, même si nous avons réussi à leur échapper. Apparemment, ils ne sont pas au courant des véritables propriétés du médaillon, ils pensent que c’est un objet magique qui confère l’immortalité, ou quelque chose dans le genre. Ceci dit, je préfère ne pas imaginer ce qui pourrait se passer si leur gourou parvenait à s’en emparer et s’il découvrait les pouvoirs que ce bijou lui confère. Il nous semble très urgent d’en savoir le plus possible sur cet objet, et dans tous les cas, avant eux ! C'est désormais une question de jours, peut être même d’heures. Alors si vous en avez la possibilité, c'est maintenant qu'il nous faut agir !

- Je… Je vais voir ce que je peux faire, dit le vieux professeur qui semblait déstabilisé par ces propos. Je vais contacter mon ami d’enfance au Vatican. Tout de même, je ne vous cache pas que la période de Paques n'est pas des plus calmes pour eux, là-bas.

- Le plus tôt sera le mieux, dit Louise. Nous comptons sur vous pour le convaincre de nous recevoir rapidement.

- Si vous voulez bien m’excuser un moment, je vais passer dans mon bureau pour l’appeler. Je vous sers quelque chose à boire en attendant ? Un café peut être ?

Ayant déjà décliné l’offre d’un Kinnie quelques instants plus tôt, ils acceptèrent un café, ce qui donna au Professeur l’occasion de jouer avec sa machine à espresso. Lorsque ses jeunes amis furent servis, il descendit les quelques marches menant vers le bureau et décrocha le téléphone.

Après une longue conversation en italien, à l’évidence joyeuse, il revint vers eux et leur annonça :

- Mon ami Rafaele Rinetti peut nous recevoir. Il y a juste un petit problème : son seul créneau possible est après-demain matin. J’espère que ce n’est pas trop précipité pour vous ?

- Oh, non, je ne pense pas. Ça fait déjà quelques jours que cette affaire nous éloigne de nos occupations quotidiennes, et le plus tôt tout cela sera bouclé, le mieux ce sera !

- Heureusement pour moi, intervint Pascal, c’est une période assez creuse pour mon travail : j’organise des concerts et j’ai pu m’arranger avec mon associé pour prendre quelques jours, que je lui rendrai plus tard.

- Et pour vous, Louise ?

- Oh, moi, je suis lectrice pour un petit éditeur montpelliérain et je peux organiser mon temps plus ou moins comme je souhaite. Bien sûr, si je laisse passer trop de temps, les manuscrits vont s’accumuler et il faudra que je fasse des journées de quinze heures pour rattraper, mais on n’en est pas encore là, d’autant plus que je pourrai m’avancer un peu demain.

- Je vous demanderai de prévoir deux photos d’identité pour chacun de vous : ils en auront besoin pour établir vos cartes de lecteurs. Je m’arrangerai avec Madame Frayssinet, une des secrétaires de la fac, pour vous obtenir des certificats d’inscription en maîtrise : c’est l’une des conditions indispensables pour mener des recherches à la Bibliothèque Vaticane. Il faudra aussi s’occuper des billets de train ou d’avion pour aller là bas. J’espère que Madame Frayssinet pourra s’en charger aussi…

- Ce ne sera peut être pas nécessaire, intervint Louise : on va jeter un coup d’œil sur Internet pour voir s’il y aurait quelque chose, avion ou train. J’avoue que j’aimerais autant y aller en avion si on trouve des prix raisonnables.

Joignant le geste à la parole, Louise s’apprêtait à sortir son ordinateur portable de son sac, mais le Professeur Campagnolo l’arrêta :

- Ce sera peut être plus simple et plus rapide si nous regardons ça depuis l’ordinateur du bureau. Vous savez, ça a beau être la campagne, ici, ce n’est tout de même pas la brousse… et d’ailleurs, même dans la brousse, il y a de plus en plus d’endroit où il y a Internet. Par contre, je vous laisserai faire : je pense que vous connaissez mieux que moi tous ces sites de voyages à prix réduits.

Sur un site de réservation en ligne, Louise trouva en dernière minute trois places sur un vol à destination de Rome Ciampino le lendemain soir. Il leur fallait passer par Francfort, mais les correspondances tombaient bien et le voyage aller-retour ne leur revenait qu’à une cinquantaine d’euros chacun.

- C’est tout de même une curieuse façon de voyager, s’étonna le Professeur. On part à un bout de l’Europe pour aller vers un autre ! Ce qui me parait toujours étrange, c’est que vous, les jeunes, vous ne semblez même pas vous en étonner. Et de plus, quand j’avais votre âge, les voyages aériens étaient réservés à de rares privilégiés. Du coup, chaque fois que j’ai un trajet prévu en avion, je me sens un peu comme un de ces privilégiés… tout au moins jusqu’à ce que je sois à l’aéroport, parce que là, on se sentirait plutôt traité comme du bétail !

- C’est vrai, admit Pascal, mais si c’est un moment… un peu ennuyeux, ça permet d’arriver plus vite où on veut.

- Je me demande si c’est une si bonne chose que ça, dit le Professeur d’un ton rêveur. On a peut être trop tendance à privilégier la destination par rapport au voyage lui-même.

- Oui, enfin dans le cas présent, trancha Louise, c’est bien la destination qui est importante.

- Justement : il faudrait peut être aussi se préoccuper de trouver un hôtel, fit remarquer Pascal.

- Ce ne sera pas nécessaire pour moi, objecta le Professeur, et d’ailleurs pour vous non plus, je pense. Ma sœur était mariée à un romain et elle habite toujours dans leur appartement sur la Piazza Sant’Anselmo. C’est sur les hauteurs de l’Aventin... pas tout à côté du Vatican, mais Rome n’est pas immense. Si vous le permettez, je pense qu’elle ne verra pas d’objection à vous héberger pour quelques nuits : l’appartement est assez spacieux, pour ne pas dire gigantesque : il doit y avoir huit ou dix chambres.

- C’est très gentil à vous, Professeur, répondit Louise, mais nous ne voudrions pas nous imposer…

- Ne vous en faites pas pour ça : je suis certain qu’elle sera ravie d’avoir un peu d’animation dans ce grand appartement vide. Elle aurait dû le vendre après la mort de son mari, mais elle n’a jamais pu s’y résoudre. Elle n’utilise que deux ou trois pièces, tout le reste est inoccupé. Je vais l’appeler ce soir pour lui annoncer notre arrivée. Dans la journée, elle est rarement à son domicile : elle assure un service bénévole auprès d’une association de sourds-muets pendant la moitié du temps, et pendant l’autre moitié, elle s’occupe d’un petit musée du jouet qu’elle a créé il y a quelques années…

- C’est ce qu’on peut appeler une retraite active ! sourit Louise.

- Elle aime bien aider les autres, et même si la situation de son mari la dispensait de travailler, elle n’a jamais voulu se contenter du rôle de l’épouse au foyer. Elle a donc travaillé, dans l’enseignement, elle aussi. Une littéraire, comme moi : elle enseignait quatre langues à l’université Corpus Christi. Son salaire ne représentait pas grand-chose à côté de ce que gagnait son mari, mais elle a toujours tenu à garder ce gage d’indépendance vis-à-vis de lui, même s’ils s’entendaient à merveille.

- Qu’est ce qu’il faisait comme métier ? demanda Louise.

- Vous allez rire : c’était l’empereur du cornet en gaufrette ! Je crois que dans les années soixante-dix, presque toutes les glaces italiennes étaient servies dans des cornets qu’il avait fabriqués, ou en tout cas, au moins huit ou neuf glaces sur dix. Comme plusieurs centaines de millions de glaces sont vendues chaque année dans la péninsule, je vous laisse imaginer ce que ça peut représenter. Il a commencé par des cornets, puis il a racheté une petite usine de cartonnage pour faire aussi des godets, mais la concurrence était trop forte et il a décidé de se retirer. Il est mort quelques années plus tard en laissant un joli petit capital à ma sœur. Elle a continué son travail d’enseignante à l’université, et a pris sa retraite à l’âge prévu. C’est à ce moment là qu’elle a affecté un de ses immeubles à son musée du jouet, qui d’ailleurs est largement aussi beau que celui de Figueras !

En fin d’après midi, Louise et Pascal reprirent la route de Montpellier. Le jeune homme profita du trajet pour appeler son associé, Thierry, qui l’abreuva de récriminations amères pour son absence des derniers jours. Ceux-ci, apparemment, n’avaient pas été de tout repos : les rockeurs estoniens étaient repartis chez eux après une prestation plutôt décevante du point de vue musical, mais qui avait créé un petit évènement visuel lorsqu’ils avaient interprété leur dernier rappel (qui fut en réalité le seul) dos au public et pantalon sur les chevilles. Celui-ci (le public, pas le pantalon) s’était senti insulté et avait réagi assez violemment, jetant divers objets (essentiellement des cannettes vides, mais aussi quelques cannettes presque pleines), dont certains atteignirent des baffles ou des amplis. Les estoniens affirmaient que leur matériel était désormais inutilisable et en exigeaient le remplacement, ce qui avait été refusé, mais au prix d’interminables palabres. C’était évidemment Thierry qui avait récupéré tout le surcroît de travail. Les quelques jours à venir seraient plus calmes, mais il fut convenu qu’en compensation de son absence, Pascal s’occuperait seul de l’organisation des deux concerts suivants dès son retour, notamment celui d'Astrid Neat-Trick trois semaines plus tard.

Louise avait davantage de latitude dans son organisation, elle décida qu’elle expédierait d’abord les manuscrits trop clairement illisibles, et qu’elle garderait pour plus tard ceux qui avaient une chance, même minime, d’être publiables.

Ils passèrent tout d’abord chez Pascal, où tout était en ordre. Il récupéra quelques vêtements propres et qu’il jugeait plus adaptés au printemps romain que ceux qu’il avait emportés en Chartreuse.

- Tu as quelque chose dans ton frigo ? demanda Louise. Parce que chez moi, c’est le grand désert.

- Oui, c’est l’abondance : je dois avoir six ou sept olives vertes qui finissent de se racornir dans un bocal à confiture et un la moitié d’une briquette de crème fraîche plus très fraîche.

- Génial ! C’est encore mieux que chez moi. A propos de brique, ça te dirait d’aller manger un brik au Carthage ?

- Pfiou ! Ça existe encore, le Carthage ? Il y a bien sept ou huit ans que je n’y ai pas mis les pieds.

- Tu verras : non seulement ça existe encore, mais ça n’a pas changé depuis que je connais… et ça doit faire une bonne quinzaine d’années, plutôt davantage. Mes parents m’y avaient emmenée une ou deux fois quand j’étais petite : ils me disaient que c’était bien mieux que le McDo. J’étais plutôt d’accord avec eux : j’adorais les pâtisseries tunisiennes. Plus tard, je ne ratais jamais une occasion d’aller en manger quelques unes chaque fois que je revenais à Montpellier.

- Allez, ça roule : en avant pour une brique !

- Un brik, corrigea Louise.

- Si tu veux. Et une pâtisserie et un thé.

Il ne leur fallut guère plus de cinq minutes à pied pour arriver au Carthage. C’était effectivement un très vieil établissement, qui semblait n’avoir subi aucune transformation depuis plusieurs années. Le serveur semblait à peu près aussi antique que la salle ou le mobilier. Il parvint néanmoins à se lever de sa chaise pour accueillir ses uniques clients. Il leur désigna une table, sans doute la moins écornée, parmi les sept ou huit qui s’alignaient devant la vieille banquette de skaï adossée au mur.

- Tu préfères la banquette ou la chaise ? demanda Pascal.

- Je vais peut être prendre la chaise, décréta Louise en jetant un rapide coup d’œil sur les nombreuses déchirures de la banquette. Ça a l’air gentiment crapoteux mais les briks sont bons, tu sais.

- Je sais bien. J’ai passé pas mal de temps ici, moi aussi. C’est complètement dingue : ça n’a absolument pas changé ! J’ai l’impression d’avoir dix-huit ans à nouveau.

Tous deux parlaient à peine plus haut qu’un murmure, non qu’ils aient le sentiment d’avoir quoi que ce soit à cacher, mais cette salle vide leur donnait l’impression que la moindre de leurs paroles résonnait comme un coup de tonnerre.

Ils commandèrent chacun un brik au thon, qui mit pas mal de temps à arriver sur leur table : le temps que le serveur réveille le cuisinier, que le feu soit allumé et que l’huile chauffe, ils eurent tout le loisir de détailler l’immuable décoration de ce qui était probablement le plus vieux snack tunisien de Montpellier.

- Ça m’a toujours intrigué, cette inscription au dessus du passe-plat, dit Louise. J’imagine que ça veut dire quelque chose comme « bon appétit », ou un truc du même genre.

- Non, ça veut dire « salon de thé », tout simplement.

- Tu parles arabe ? demanda la jeune fille, un peu étonnée.

- Non, mais je me posais la même question que toi. Un jour où on est venu ici avec plusieurs copains, dont un qui était marocain, on lui a demandé. C’est comme ça que j’ai su… c’est tout bête.

Des pâtisseries vinrent compléter le repas : deux pour chacun, et tant pis pour les calories !

- Elles sont toujours aussi bonnes ! s’exclama Louise en raclant avec sa cuillère les dernières gouttes de sirop sucré sur son assiette. Si on s’écoutait…

Ils décidèrent de passer le reste de la journée et de la nuit à s’écouter. Après tout, les plus belles phrases ne sont-elles pas celles qui commencent par « j’ai envie… » ?


lundi 11 avril 2011

Chapitre 18... et le 19 aussi !

Louise pâlit à son tour. La disparition du chien, passe encore, mais pour elle, ça voulait surtout dire que le médaillon avait pris le large aussi, et c’était bien plus préoccupant ! L’animal n’était peut être pas encore bien loin, pensait-elle pour tenter de se rassurer un peu, même si retrouver un roquet invisible dans un restaurant presque bondé risquait malgré tout de ne pas être une mince affaire.

- Je sentais que ce n’était pas une bonne idée, cette histoire de le rendre invisible. Si tu en as une meilleure que ça pour le retrouver, dis-la, et en vitesse !

- Il n’est sans doute pas sorti, répondit Pascal. Quand on a le choix entre le froid du dehors et un endroit chaud avec des odeurs de nourriture, on n’a même pas besoin d’être un chien pour se décider.

- C’est bien ça qui m’inquiète : quelqu’un va finir par se prendre les pieds dedans ou un truc aussi idiot que ça. Il n’a pas l’air particulièrement dégourdi, et il doit être du genre à vouloir piquer une sieste en plein milieu du passage !

- On pourrait essayer de l’attirer avec de la nourriture, proposa Pascal en prenant le morceau de jambon dans le cendrier.

Il le laissa pendre au bout de son bras, espérant ne pas trop attirer l’attention des autres personnes présentes dans la salle tout en excitant la gourmandise du chien.

- Hé, Kevin, t’as vu ? rigola le plus grand des deux garçons de la table voisine. Le bonhomme à côté, il essaie de pêcher le requin avec ton jambon !

- C’est des requins ou des piranhas ? demanda le père d’un ton railleur.

La remarque déclencha diverses moqueries de la part des parents, qui étaient à présent tout à fait certains d’avoir affaire à un farfelu. Gêné, Pascal ne savait plus quelle attitude adopter, et il se décida finalement pour un repli stratégique en direction des toilettes. Il pourrait au moins se débarrasser du débris de viande dans une poubelle et se laver les mains. Avec un peu de chance, peut-être aussi qu’il retrouverait le chien, mais il ne se faisait guère d’illusions.

Au lieu d’aller directement vers la porte battante des lavabos, il fit différents détours entre les tables, lançant précautionneusement ses pieds de droite et de gauche dans l’espoir de buter dans un obstacle invisible. Les gens attablés le regardaient passer avec un rien d’étonnement. Arrivé là, il inspecta tous les cabinets, passa les pieds le long des murs, espérant rencontrer quelque chose, mais toujours aucune trace du chien et du médaillon. Il retourna à leur table avec la même étrange démarche, sans plus de succès.

- On pourrait faire comme si l’un d’entre nous avait perdu un verre de contact, suggéra-t-il à Louise une fois qu’il se fut rassis.

Tous deux quittèrent la table et se mirent à inspecter le sol avec attention, palpant davantage qu’ils ne regardaient réellement : ils ne s’attendaient pas à trouver ce qu’ils cherchaient grâce au sens de la vue.

Quelques clients de la crêperie firent alors preuve d’une solidarité remarquable : on vit bientôt, en plus de Louise et Pascal, cinq ou six autres personnes qui se déplaçaient à quatre pattes sur le plancher en pin massif, scrutant les interstices entre les lames, se déplaçant avec mille précautions pour éviter d’écraser le précieux verre.

Au bout de quelques minutes, une dame trouva effectivement une lentille, arrivée là on ne sait quand, et la rapporta triomphalement à Louise. Celle-ci se vit dans l’obligation de déclarer les recherches terminées et de remercier chaleureusement sa bienfaitrice ainsi que tous ceux qui avaient aussi participé aux recherches. Chacun retourna à sa table avec le sentiment de la bonne action accomplie tandis que Louise se dirigeait vers les toilettes des dames où elle abandonna discrètement le verre de contact sur un coin de fenêtre, en hauteur.

A court d’idées pour l’instant, ils finirent leurs assiettes, désormais froides, payèrent l’addition et s’apprêtaient à franchir la porte du restaurant lorsqu’un homme derrière eux leur demanda :

- C’est votre chien, que vous cherchez ? Il est là bas, près de la cheminée.

- Près de la cheminée ! s’exclama Louise en regardant dans la direction que l’inconnu venait de leur indiquer. Vous l’avez vu ?

- Pas vraiment, non, dit-il en montrant sa canne blanche, mais je sais qu’il y est.

- Vous êtes sûr ? Il n’a pas bougé ?

- C’est curieux que vous me demandiez ça… En principe, vous avez une meilleure vue que moi, dit-il d’un air mi figue mi raisin.

- Oui, bien sûr… merci ! Merci mille fois ! s’écria Louise en se dirigeant vers la grande cheminée.

Le toutou somnolait paisiblement sous le tablier de la cheminée, contre les bûches qui étaient entreposées là. A tâtons, Pascal retrouva la ficelle qui tenait lieu de laisse et tous trois sortirent rapidement sur la place.

L’aveugle était encore près de la porte et il remarqua :

- Vous savez, en principe, ce restaurant est interdit aux chiens. C’est curieux qu’ils vous aient laissé entrer avec : d’habitude, ma fille et mon gendre sont assez stricts là-dessus. Ils devaient regarder ailleurs.

- Heu… oui, peut-être, dit Louise, mais je crois qu’ils le connaissent et ils savent qu’il est très tranquille.

- Oui, ça doit être ça, concéda l’homme. Un peu trop tranquille, même, pour que vous en arriviez à ne plus le retrouver…

- Il a un peu tendance à… se fondre dans le décor, expliqua Pascal.

Ils prirent rapidement congé et se dépêchèrent de sortir. Les pattes du chien invisible laissaient d’inexplicables traces dans la neige toute fraîche qui venait de se déposer sur le trottoir. Ils se dissimulèrent dans une ruelle pour faire réapparaître l’animal et récupérer le précieux médaillon. Louise remit ce dernier à sa place, sous son pull, se jurant bien de ne plus tenter d’expériences aussi hasardeuses.

A leur retour, la patronne de l’hôtel les attendait avec une petite boîte en plastique contenant des restes de son dîner.

- C’est pour Milou, expliqua-t-elle. Le pauvre petit, il n’a pas dû être à la fête, à rester dans la voiture sous la neige pendant que vous alliez au restaurant. Je vous ai préparé quelques bricoles pour le réconforter. C’est de la blanquette de veau avec un peu de riz. Mais surtout, promettez moi que vous ne les lui ferez pas manger sur la moquette, hein ? Dans la salle de bains, pas de problèmes, mais je ne voudrais pas qu’il me fasse de bêtises dans la chambre !

Emue par la gentillesse de l’hôtelière, Louise lui promit qu’elle veillerait à ce que tout reste propre et la remercia chaleureusement.

- Oh, ce n’est pas grand-chose, vous savez, répondit la grosse dame frisée. Il est tellement mignon ! Il me rappelle un peu un petit chien que nous avons eu, mon pauvre mari et moi, il y a quelques années. Il s’appelait Blacky : c’était un petit caniche. Mais bon, ajouta-t-elle d’un air mélancolique, la vie donne et la vie reprend…

- Vous n’avez pas eu d’autre chien depuis ? demanda Louise qui commençait à entrevoir une possibilité de trouver un nouveau foyer pour le chien.

- Non, je n’en avais jamais retrouvé un pareil que mon Blacky. Mais c’est rigolo : celui-ci à les mêmes yeux, le même regard.

- Je me demandais… enfin, comme nous vous l’avons dit, ce n’est pas notre chien, et nous habitons en appartement, à Montpellier. Je me demandais si ça vous ferait plaisir de le… enfin, de le garder avec vous ?

- Oh, Mademoiselle ! Vous parlez sérieusement ? C’est vrai ? Vous me le donneriez ?

- Oui, je vous l’ai dit : nous n’avons pas de jardin… je crois qu’il serait plus heureux ici, au grand air, surtout avec vous. Vous avez l’air de bien l’aimer, et j’ai l’impression qu’il vous a un peu adoptée. En tout cas, vous semblez bien vous entendre…

- Oh ! Ce serait vraiment bien ! répondit la dame, flattée. Mais, reprit-elle avec une ombre dans le regard, si la jeune fille revient ? Sa… maîtresse ?

- Je ne pense pas qu’elle revienne, si vous voulez mon avis. Et puis j’ai bien l’impression qu’elle l’a abandonné, dit Louise pour en rajouter une couche : je l’ai entendue dire que si on ne l’emmenait pas, elle le noierait.

- Oh ! Mon dieu ! Quel monstre ! Ah ben je comprends mieux pourquoi vous avez emmené ce pauvre petit chien. Elle n’a pas intérêt à se montrer par ici, celle là ! Vouloir noyer un aussi joli petit toutou ! Ah mon pauvre Milou ! Tu as eu bien de la chance de rencontrer Mademoiselle Robinson… heu, Louise, c’est ça ?

- Oui, c’est ça : Louise… Et Pascal, dit-elle en désignant son compagnon.

- Oh ! Pauvre petit chéri ! Y’a vraiment des gens qui n’ont pas de cœur. Oui, vous avez raison, Mademoiselle Louise : il sera bien, ici. Et puis c’est bien sûr que ça me ferait plaisir de le garder avec moi ! Et si l’autre arrive, j’aime autant vous dire qu’elle sera joliment reçue !

Le chien, désormais baptisé Milou, resta donc avec sa nouvelle maîtresse (et sa blanquette de veau) pendant que Louise et Pascal retrouvaient leur chambre.

- Tu penses que les gendarmes ont arrêté Yboulados ? demanda la jeune femme lorsqu’ils eurent refermé la porte.

- Je ne sais pas trop. J’espère que oui, mais en tout cas, on n’a eu aucun message sur nos portables. J’imagine que s’ils avaient besoin de nous pour des identifications ou quelque chose comme ça, ils nous auraient fait signe…

- Et cette histoire de Disque de Zaarm ? Tu crois que c’est sérieux ? Ça semble complètement bidon, leur truc !

- J’ai plutôt l’impression que le médaillon que nous détenons n’a rien à voir avec ce qu’ils cherchent. Yboulados a parlé d’un pouvoir tout à fait différent : une histoire d’immortalité. Il n’a jamais dit que ça rendait invisible.

- Tu penses bien qu’il n’allait pas nous le dire, pour que nous nous en servions…

- Lui non, mais quand les gardes sont descendus dans la cave et qu’ils ne nous ont pas vus, ils n’ont pas pensé un seul instant que nous avions pu devenir invisibles.

- Oui… c’est vrai, dit-elle, pensive. Mais ça peut vouloir dire deux choses : soit ils se sont tous complètement trompés de médaillon et n’ont aucune idée de ce que nous avons trouvé là, et nous guère plus d’ailleurs, soit Yboulados sait pour l’invisibilité, mais il leur a raconté des salades. De toute façon, dans les deux cas, il vaut mieux être prudents.

- Tu as raison : je propose qu’on reste dans cette chambre jusqu’à demain matin dix heures au minimum ! dit-il en l’entraînant vers le lit. Et même sous la couette : on y sera encore plus en sécurité…


Et puis vous avez même droit au 19 :

La neige était tombée pendant une bonne partie de la nuit, pour ne cesser que vers cinq heures du matin. Louise et Pascal, tout à leurs caresses, ne s’étaient pas souciés un seul instant du temps qu’il faisait au dehors, et ils eurent la bonne surprise de voir, à leur réveil, un splendide paysage recouvert d’un manteau immaculé et resplendissant sous le soleil.

- C’est magnifique, s’exclama Louise en regardant par la fenêtre : une belle nuit, un beau paysage au réveil, un bel homme près de moi, …et bientôt un bon petit déjeuner, ajouta-t-elle avec malice.

- Heu… pour le petit déjeuner, j’ai peur qu’à cette heure ci, ça ne soit un peu tard…

- Un peu tard ? Pourquoi ? Quelle heure est-il ?

- Onze heures moins le quart. Mais on n’aura qu’à appeler ça un brunch. Et puis on profitera de l’après midi pour découvrir un peu le coin : jusqu’ici, on ne peut pas dire qu’on ait vraiment fait du tourisme. La bibliothèque des Chartreux et une cave grillagée en Haute Savoie, ce n’est peut être pas ce qui fait accourir les foules !

- J’aimerais bien appeler la gendarmerie pour savoir où ils en sont avec l’autre gourou. Et puis aussi le Professeur Campagnolo, s’il est rentré.

- Tu es impatiente !

- Parfois, oui, répondit-elle en l’enlaçant.

Ils ne sortirent de la chambre que vers midi et demie.

- Bon, le brunch, ce sera pour une autre fois, dit Louise. Vue l’heure, je crois que maintenant, on peut parler d’un déjeuner en bonne et due forme !

Milou était à la réception de l’hôtel, dans les bras de sa nouvelle maîtresse. Celle-ci leur indiqua encore quelques endroits pour le déjeuner, ainsi que plusieurs balades agréables dans les environs.

- Mais, ajouta-t-elle, il a pas mal neigé, cette nuit. Vous avez d’autres chaussures que ça, j’espère ?

- Non, malheureusement, nous sommes partis un peu vite de Montpellier. Nous nous sommes décidés un peu sur un coup de tête et nous n’avons pas vraiment pris le temps d’emporter toutes les affaires qu’il aurait fallu.

- Ce n’est pas très grave : vous n’aurez qu’à aller voir mon cousin : il tient une petite boutique d’articles de sport à Saint Hugues et il pourra vous louer du matériel. Il aura sûrement des raquettes pour vous, et puis des chaussures convenables ; et il pourra peut-être même vous vendre une ou deux paires de grosses chaussettes. Vous lui direz que vous venez de ma part : il vous fera un prix. Ça s’appelle "La Marmotte", vous ne pourrez pas vous tromper : c’est à côté de l’église.

Ils trouvèrent sans difficulté le magasin, mais celui-ci était fermé jusqu’à treize heures trente. Un restaurant juste à côté leur permit de se restaurer et de meubler agréablement leur attente. La salle donnait sur le bas d’une pente en face, où différentes personnes, enfants comme adultes, s’amusaient à glisser sur la neige fraîchement tombée. Il y avait plusieurs luges, bien sûr, mais aussi quelques skieurs débutants qui se contentaient de cette petite déclivité pour faire leurs premières tentatives sur des planches.

- Ça me rappelle quand j’étais petite, dit Louise avec un peu de mélancolie dans la voix. L’hiver, on allait quelquefois passer la journée à l’Espérou pour s’amuser dans la neige. Il n’y avait pas encore les remonte-pentes et tous ces trucs là. Mes parents louaient deux luges : il y en avait une pour moi et ils se partageaient l’autre, à tour de rôle. Celui qui n’avait pas de luge me remontait la mienne…

- Ça fait combien de temps, maintenant, qu’ils ont eu cet accident ? demanda Pascal.

- Huit… non : neuf ans. Déjà ! J’avais quinze ans… c’était pendant les vacances de printemps. J’étais chez Mamie-Lu, à Saint Gouzy. Je me souviens comme ça a été dur de devoir partir de Montpellier, où je n’avais plus personne. J’ai fini ma seconde au lycée de Lassalle. Puis la première, la terminale… je dois reconnaître que c’était plutôt pas mal, comme bahut, mais je le détestais. Surtout à cause de tout ce que j’avais dû quitter, ajouta-t-elle en prenant la main de Pascal.

- Je n’ai pas connu les mêmes épreuves que toi, lui répondit-il, mais pour moi aussi, ça a été difficile de te voir partir.

- Vous avez choisi, m’sieur-dame ? claironna une serveuse surgie d’on ne sait où.

- Heu… non, excusez nous, pas encore.

- Y’a pas d’souci ! piailla-t-elle en s’éloignant.

Ils se plongèrent dans l’étude du menu. La serveuse avait dû décider de bouder, puisqu’il lui fallut un bon quart d’heure avant qu’elle ne se décide à revenir prendre leur commande.

Louise, pendant ce temps, avait appelé la gendarmerie. Le militaire qui lui répondit l’informa qu’une opération avait été déclenchée vers le domaine qui servait de pied-à-terre à la secte du Temple de Zaarm, mais que les lieux étaient déserts. Il n’avait été procédé à aucune interpellation, et, ajouta-t-il, il n’était pas exclu que ces individus disposent de plusieurs bases opérationnelles.

- C’est rassurant, dites donc ! Vous êtes en train de me dire que nos ravisseurs sont dans la nature et que vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où ils se trouvent ?

- Disons plutôt que nous avons plusieurs pistes possibles. Nous avons fait le nécessaire auprès des brigades concernées. Je pense qu’on ne devrait pas tarder à avoir du nouveau. Ce serait étonnant qu’ils soient encore dans les parages, si c’est ce qui vous inquiète.

- Pour être tout à fait franche, oui : c’est ce qui m’inquiète ! Nous avons eu de la chance une première fois en arrivant à déjouer leur surveillance, mais j’aimerais mieux éviter de prendre le risque une seconde fois !

Un deuxième coup de téléphone, au Commandant Jamin cette fois, leur permit d’apprendre que Sylvain avait repris connaissance. Il n’était cependant pas capable de donner de détails quant au signalement de son agresseur. Cela n’avait d’ailleurs pas une importance trop démesurée, dans la mesure où les enquêteurs avaient de sérieuses présomptions sur l’organisation qui était derrière cette agression. Elle leur répéta de ne pas trop s’inquiéter pour leurs ravisseurs : ils seraient probablement retrouvés sous peu. La conversation prit un tour plus détendu, et Louise fit part à la policière de leur intention de profiter de l’après midi pour faire une petite randonnée dans les environs. Celle-ci leur confirma que la vue depuis les sommets était magnifique.

Elle appela enfin le domicile du Professeur Campagnolo. Nadia lui répondit que le Professeur ne serait de retour que dans la soirée.

- Vous savez s’il a réussi à déchiffrer les inscriptions ? s’enquit Louise.

- Quelles inscriptions ? demanda la femme de ménage. Il ne m’a rien dit. Mais si vous voulez, je peux lui demander de vous rappeler, s’il ne rentre pas trop tard.

Louise laissa son numéro de portable, au cas où le Professeur ne l’aurait pas noté, puis prit congé de Nadia.

Leur déjeuner terminé, ils allèrent à la boutique voisine, dont l’enseigne était effectivement impossible à rater : des lettres de cinquante centimètres de hauteur étaient flanquées de marmottes aux couleurs voyantes. Ils furent accueillis par le cousin de l’hôtelière, laquelle avait déjà appelé pour lui annoncer leur venue. Il semblait avoir déjà préparé du matériel à leur louer, puisqu’ils n’eurent même pas à lui expliquer le but de leur visite.

- Vous n’imaginez pas comme vous lui avez fait plaisir en lui donnant ce petit chien, leur dit-il. Ça faisait tellement longtemps qu’elle rêvait de retrouver un compagnon qui lui rappelle son Blacky ! Elle m’a recommandé de vous faire les meilleurs prix et de vous traiter comme si vous étiez de la famille.

Il leur loua des chaussures, des bâtons, ainsi que deux paires de raquettes. Il leur affirma que c’était le modèle chartrousin traditionnel, celui dont l’avant et l’arrière sont symétriques, contrairement à ce qu’il appelait le modèle « canadien » et pour lequel il semblait n’éprouver que du dédain. L’achat d’une carte, de deux paires de grosses chaussettes et de gants vint compléter leur équipement.

- Bon, dit Louise en sortant de la boutique, nous avons l’après midi devant nous. Qu’est ce que tu dirais de la balade sur le Charmant Som à partir des Bergeries ? Il paraît qu’on voit le monastère de là haut.

- Oui, je crois qu’en effet, ça m’amuserait de voir la Grande Chartreuse sous un autre angle. J’avoue que j’ai trouvé ça un peu confiné, hier… enfin pas autant que la cave, quand même. Dis donc, ajouta-t-il : douze euros la paire de chaussettes, si c’est les prix pour la famille, il ne fait pas bon être son frère…

Le chasse-neige était déjà passé sur la petite route en lacets menant aux Bergeries, point de départ de la balade. La Mini, malgré son âge respectable, gravit la pente sans effort et Louise la rangea sur le parking bien déneigé où se trouvaient déjà les véhicules de quelques rares promeneurs.

Le parcours, sur une crête en pente douce, n’avait rien de difficile. Ils s’engagèrent main dans la main sur le sentier, où les raquettes laissaient de profondes marques ovales dans la neige : à cet endroit une bonne vingtaine de centimètres étaient tombés lors de la dernière chute. S’ils ne s’enfonçaient pas d’autant, il leur fallait néanmoins lever haut les pieds pour pouvoir progresser.

Ils se sentaient tout à fait détendus, goûtant pleinement ces instants de sérénité à deux, les rires et les plaisanteries alternant avec quelques boules de neige ou des pauses photo. Sous ce ciel complètement dégagé et d’un bleu limpide, le paysage, recouvert d’un manteau immaculé, était magnifique. Toutes les tensions qu’ils avaient accumulées au cours des derniers jours avaient maintenant totalement disparu, en grande partie grâce à la nuit dont ils avaient pu pleinement profiter à Saint Pierre. Ils s’arrêtaient fréquemment pour admirer le paysage, de plus en plus grandiose à mesure qu’ils montaient vers le sommet. La crête suivie par le sentier était en ligne assez droite, et Louise se retournait de temps à autre pour se rendre compte du chemin qu’ils avaient parcouru : moins qu’elle ne l’aurait cru, en réalité.

- On n’avance pas aussi vite qu’on croit, avec ces raquettes, dit-elle à Pascal. On a dû faire à peine plus d’un kilomètre depuis le départ, le parking paraît encore tout proche.

- Oui, répondit-il, et le sommet encore un peu loin…

- Bah : on a tout notre temps, et puis la vue en vaut la peine.

Ils se remirent en route sans hâte, davantage au rythme d’une promenade qu’à celui d’une randonnée. A mesure qu’ils avançaient, les villages en contrebas devenaient visibles : d’abord Saint Hugues, puis les premières maisons de Saint Pierre.

- Tiens, regarde, dit Pascal : on voit l’hôtel, là en bas. On ne devrait plus tarder à apercevoir la route qui va vers la Chartreuse.

- On aurait dû prendre des jumelles. Le temps est vraiment dégagé : qu’est-ce qu’on voit loin, aujourd’hui !

Pascal se retourna pour jeter un coup d’œil au parking, se demandant s’ils avaient beaucoup avancé depuis leur dernier arrêt. La Mini n’était plus visible, cachée par une camionnette blanche qui s’était garée juste à côté.

- Je ne vois plus la voiture : il y a quelque chose devant. On dirait un peu un fourgon comme celui dans lequel… Oh non ! Ce n’est pas possible !

- Quoi ? demanda Louise en cherchant à apercevoir ce qui avait arraché cette exclamation à son compagnon.

- Le Trafic, là bas, sur le parking ! C’est celui de Michard et Lagarde ! Tiens, justement : regarde ! C’est Lagarde qui en sort !

- Non ! C’est impossible : comment est-ce qu’ils auraient pu savoir que nous étions ici ?

- Aucune idée. Mais c’est bien eux : voilà Michard… et on dirait bien qu’il y a encore quelqu’un sur le siège… probablement Karine.

- Le trio gagnant ! Punaise, on ne s’en débarrassera jamais, de ces trois là !

- Peut être que si ! On sait où ils sont : ce serait le moment de passer un coup de fil au Commandant Jamin.

- Non… attends ! Pas elle !

- Et pourquoi ?

- Essaie de te rappeler. Combien de personnes savent que nous sommes ici ?

- Ben… il y a le loueur de matériel, peut être sa cousine à l’auberge, et… nom d’un chien ! Jamin !

- Hé oui : Jamin ! Je lui ai dit que nous avions l’intention d’aller marcher sur un sommet pour profiter du paysage… Pour quelqu’un qui connaît un peu le coin, ça ne devait pas être bien difficile de deviner où nous comptions aller.

- Tu crois qu’elle est de mèche avec eux ? C’est un peu gros, quand même : elle est flic.

- Tu es trop confiant… moi aussi d’ailleurs. Après tout, c’est moi qui lui ai donné notre programme de l’après midi.

- Alors il nous reste la gendarmerie de Saint Pierre. Il ne leur faudra guère plus d’une demi-heure pour arriver jusqu’ici.

Il sortit son téléphone et composa le numéro. Le réseau était faible, mais suffisant. Un gendarme répondit à la troisième sonnerie. Ce n’était pas celui auquel ils avaient eu affaire auparavant.

- Gendarmerie Nationale, j’écoute.

- Bonjour, c’est Pascal Fontanel. Je suis venu hier avec ma compagne, mademoiselle Robinson, pour un dépôt de plainte pour enlèvement.

- Oui ? Je vous écoute…

Le ton de la voix au bout du fil laissait supposer que leur interlocuteur n’était au courant de rien. Pascal continua néanmoins :

- Nos ravisseurs sont ici : sur le parking des Bergeries.

- Je ne suis pas certain de comprendre ce que vous voulez dire… ils vous retiennent toujours ? Comment ça se fait que vous puissiez téléphoner ?

- Non, ils ne nous retiennent plus, mais ils nous poursuivent… Est-ce que le responsable de la brigade est ici ?

- Non, il est en opération. Si vous souhaitez lui parler à lui, rappelez plutôt dans… trois quarts d’heure, une heure.

- Il y a quand même une certaine urgence : nous sommes venus hier pour porter plainte contre une secte qui s’appelle le Temple de Zaarm. Vous devez avoir une trace écrite quelque part ?

- Je ne sais pas… il faut que je regarde. Ne quittez pas.

- Non, attendez, c’est urgent…

Mais l’autre avait déjà posé le téléphone et n’écoutait plus rien. Pascal pouvait l’entendre tapoter sur un clavier, sans doute à la recherche du document relatif au dépôt de plainte de la veille, lorsque la communication s’interrompit.

- Et merde ! s’exclama Pascal.

- Quoi ? demanda Louise.

- Ça a coupé. Sans doute à cause du réseau qui est trop faible.

- Ben rappelle.

Il refit le numéro de la gendarmerie, mais n’obtint que la Petite Musique de Nuit, sur laquelle une voix langoureuse lui apprit que son correspondant était déjà en ligne et que tout était mis en œuvre pour que son attente soit aussi brève et aussi agréable que possible.

- J’ai l’impression qu’il a laissé le téléphone décroché.

- On dirait que nos deux lascars sont en train de monter nous rejoindre.

- Oui, je les vois : ils sont en train de suivre nos traces. Je ne sais pas s’ils nous ont vus, ou en tout cas reconnus, mais je crois que là, il y a vraiment urgence ! J’essaie encore une fois d’appeler la gendarmerie.

Mais il eut encore droit à quelques mesures de la Petite Musique de Nuit, avant de raccrocher avec humeur.

- Punaise ! Il y a des moments où je déteste Mozart ! dit-il en remettant son téléphone dans sa poche. Bon, je crois qu’il va falloir se servir du médaillon.

Ils quittèrent le sentier pour aller derrière un amas rocheux qui les cachait aux regards de leurs poursuivants. Louise prit la main de Pascal et appuya de l’autre sur la partie centrale du disque argenté. La lueur les enveloppa et ils disparurent. Ne connaissant pas bien les lieux, ils jugèrent qu’il valait mieux redescendre et rebroussèrent chemin.

- Il y a juste un petit problème, dit Louise : avec la neige, on voit nos traces en train de se former !

Effectivement, et se retournant, Pascal put constater que chacun de leurs pas laissait dans la neige un trou ovale, profond et bien visible. Impossible d’échapper à leurs poursuivants avec des empreintes aussi voyantes !

- Ils sont encore loin, je pense qu’ils ne peuvent rien voir d’ici. On va en profiter pour les balader un peu : on repasse dans nos anciennes traces, on va faire quelques petits tours derrière des rochers avant de revenir sur les mêmes traces… on leur fait le grand jeu, dans tous les sens.

- Et pour finir, on redescend, toujours dans nos traces… pas mal ! Le loueur de raquettes n’avait pas pensé à cet usage là, mais c’est vrai que nous n’aurions pas pu faire ça aussi facilement avec les autres, les canadiennes.

Malgré la gravité de la situation, ils se sentaient presque joyeux du tour qu’ils étaient en train de jouer à Michard et Lagarde. Chacun des nombreux rochers ponctuant le chemin était l’occasion d’un petit détour, après lequel ils retrouvaient le chemin principal en repassant sur leurs traces. A certains endroits, ils piétinèrent dans plusieurs directions, rendant leur piste encore plus confuse.

Les deux hommes se rapprochaient rapidement, et Louise avait réalisé que son ami et elle allaient se retrouver confrontés à un nouveau problème : même invisibles, ils seraient en mauvaise posture si leurs poursuivants venaient à buter dans l’un d’entre eux. Il faudrait donc assurer un endroit ou les traces seraient suffisamment embrouillées pour permettre un croisement sans collision. C’était l’utilité de la dernière surface qu’ils avaient consciencieusement piétinée.

- Bon, dit-elle à mi voix, on reste sur le côté et on les attend. Ils n’ont aucune raison de venir voir par ici, sur le côté du sentier. Dès qu’ils seront passés, on reprendra la descente.

Lagarde et Michard ne tardèrent pas à arriver à leur hauteur. Comme prévu, ils ne s’attardèrent pas sur les traces de piétinement et continuèrent directement vers le sommet. Tout avait fonctionné au mieux, Louise pressa deux fois la main de Pascal pour lui signifier qu’il était temps de reprendre la descente.

Ils se remirent en route, toujours dans leurs traces, cette fois plus par jeu que par nécessité. Il ne leur restait guère plus de six ou huit cent mètres avant d’arriver au parking et de retrouver la Mini.

C’est à cet instant précis que le gendarme stagiaire de Saint Pierre de Chartreuse, ayant enfin retrouvé, sur l’ordinateur de la brigade, le document qu’il cherchait, s’aperçut que son correspondant n’était plus en ligne. Il appuya sur la touche permettant de réactiver la dernière communication. Huit secondes plus tard, le téléphone de Pascal sonna.

Si ce dernier avait été visible, il serait devenu très pâle.

- T’as changé ta sonnerie ? demanda Michard en se retournant vers son acolyte.

- Ben non ! C’est pas le mien, qui sonne : ça doit être ton téléphone à toi.

- Raconte pas n’importe quoi : le mien, il est éteint. Et puis de toute façon, il ne sonne pas comme ça non plus.

- Alors c’est quelqu’un qui a paumé un téléphone : il n’y a personne d’autre que nous dans les parages. C’est probablement un des petits jeunots… et ils sont forcément plus haut, puisqu’on les a vus au dessus tout à l’heure, et qu’on ne les a pas croisés.

- Ah ! Quand même : j’avais bien l’impression que la sonnerie venait d’en bas ! insista Michard en scrutant se sentier en dessous d’eux.

- Bah, tu sais, en montagne, on n’est jamais sûr de savoir d’où viennent les bruits…

- Oh ! Ça y est : j’ai compris ! s’exclama-t-il e se frappant violemment le front.

- Quoi ? Qu’est-ce que tu as compris ?

- Ils ont planqué un téléphone par là, quelque part sous la neige… c’est pour ça qu’elle est toute tassée. Et maintenant, ils sont en train de le faire sonner pour nous retarder : ils espèrent qu’on va aller voir !

- Ah ouais ! J’ai pigé ! Et ils sont là-haut en train d’appeler le téléphone planqué pour le faire sonner.

- Ils se croient malins, les jeunots… Mais on est plus malins qu’eux ! On va foncer les retrouver là haut pendant qu’ils nous imaginent en train de redescendre.

Tous deux se remirent en route vers le sommet, d’un pas aussi rapide que leur permettaient leurs bottes, qui étaient loin d’être aussi commodes que des raquettes pour avancer sur une telle couche de neige.

Avec soulagement, Louise et Pascal les virent s’éloigner vers le haut du sentier. Ils reprirent leur descente, toujours en repassant dans leurs traces de la montée : on n’est jamais trop prudent. Ni l’un ni l’autre n’osait parler, de peur que leurs voix ne les trahissent. A aucun moment leurs poursuivants n’avaient évoqué une quelconque possibilité que Louise ou Pascal aient pu se rendre invisibles. Cela lui confirma que le médaillon qu’elle avait en sa possession n’avait rien à voir avec ce qu’Yboulados s’imaginait.

Arrivés sur le parking, ils purent constater que Karine était effectivement dans le fourgon, mais qu’elle semblait occupée à composer un message sur son téléphone portable. Louise chuchota :

- On va essayer de les immobiliser. Est-ce que tu aurais quelque chose pour crever les pneus de la camionnette ?

- Pas besoin de les crever. Trouve-moi des cailloux : les plus petits que tu pourras trouver. Il en faudra quatre : un par pneu, mais si on en a davantage, ça permettra de choisir les plus adaptés.

- Petits comment ?

- Comme les grosses têtes d’épingles, tu vois ce que je veux dire ? Celles en plastique de différentes couleurs. Un millimètre, à peu près, ou quelque chose comme ça…

- Je vois le genre. Ça marche !

Ils se mirent en quête des cailloux et eurent vite fait d’en avoir une demi douzaine chacun. Ceux-ci étaient visibles dans leurs mains, mais trop petits et trop près du sol pour que la rousse sur le siège du fourgon y fisse attention.

- Mais ça va suffire pour les empêcher de rouler ?demanda Louise en tendant les petits graviers à son compagnon.

- Garanti ! Tu vas voir.

Il s’approcha de la roue avant du gros véhicule et dévissa le bouchon de la valve du pneu, qu’il remit presque immédiatement en place, mais après avoir glissé un minuscule caillou entre celui-ci et la petite tige métallique qui bloquait la sortie de l’air. Il ne revissa pas complètement le bouchon et put s’assurer que le pneu se dégonflait lentement : on entendait un petit chuintement, très ténu, mais qui confirmait que l’air était bien en train de s’échapper. Il procéda de la même façon pour les trois autres pneus, regrettant de ne pas avoir accès à la roue de secours, à laquelle il aurait fait subir le même traitement.

Lorsqu’il en eut fini avec le dernier pneu, il retourna jeter un coup d’œil au premier : sans être encore complètement dégonflé, celui-ci était déjà nettement moins ferme qu’auparavant. Pascal estima qu’il faudrait une bonne dizaine de minutes pour que les quatre roues soient totalement à plat, sans que Karine, à l’intérieur, se soit aperçue d’un quelconque changement. Un coup d’œil vers le haut du sentier lui apprit que Michard et son complice étaient toujours en train de les chercher et n’avaient pas encore commencé à redescendre. Il n’y avait pas vraiment d’urgence à attendre que les pneus soient un peu plus dégonflés.

Lorsqu’ils jugèrent que suffisamment d’air était sorti, Louise et Pascal ouvrirent délicatement les portières de la Mini et se glissèrent à l’intérieur. Dans le fourgon, juste à côté, la rousse était toujours trop absorbée par ses messages pour se rendre compte de leur présence. C’est ce moment qu’ils choisirent pour réapparaître, puis pour claquer les portières et démarrer.

Le bruit qu’ils firent à ce moment eut pour effet que Karine leva la tête et les vit. Elle comprit, trop tard, qu’ils étaient en train de leur échapper. Elle se glissa en hâte sur le siège du conducteur, où elle tourna la clé de contact pour faire démarrer le fourgon. La Mini était déjà en train de quitter le parking lorsque le moteur du Trafic démarra.

Karine effectua une marche arrière pour quitter la place de stationnement. Elle trouva peut être que la direction était un peu floue, mais attribua cela à une plaque de verglas qu’elle n’aurait pas vue : comment pouvait-elle imaginer qu’on venait de lui dégonfler les quatre pneus ? Elle s’élança vers la sortie du parking, tachant de ne pas perdre de vue la voiture qu’elle prenait en chasse. La direction était décidément bizarre, mais la grande rousse s’élança néanmoins vers la route.

Elle réussit de justesse à négocier le premier virage, à maintenir une trajectoire à peu près correcte dans la ligne droite qui suivait, mais quitta la route dans la seconde courbe. Les deux roues du côté droit vinrent se bloquer dans un sillon assez profond et le véhicule vint doucement se coucher sur le flanc, contre le les buissons de myrtilles qui poussaient là.

Avant de quitter le fourgon par les portes de l’arrière, les seules qui soient praticables sans trop d’acrobaties, elle prit le temps d’envoyer un message :

"Ils nous ont encore échappé. Se dirigent vers St Pierre."

Louise conduisait sans trop se presser sur la départementale en lacets qui l’éloignait de leurs poursuivants. Son compagnon avait finalement réussi à joindre la gendarmerie de Saint Pierre où le chef de brigade, enfin de retour, avait pris son appel. Pascal donna au gendarme la description du véhicule de ses ravisseurs, leur signalement et ce qu’il savait de leurs identités.

Il obtint l’assurance d’une intervention immédiate. En effet, la Mini croisa une camionnette de gendarmerie à la sortie de Saint Hugues, où ils venaient de rendre leur matériel, chaussures et raquettes, au cousin de l’hôtelière.

- Qu’est ce qu’on fait ? demanda-t-il à Louise. On les suit ?

- Non, laissons-les faire leur boulot. Ils nous appelleront s’ils ont besoin de nos témoignages. Moi, j’ai surtout envie d’un peu de calme. On descend sur Voiron, on prend un chocolat chaud ou tout ce que tu voudras, et on attend d’avoir des nouvelles de la gendarmerie.

- Ça me semble être une bonne idée… le chocolat chaud, je veux dire.


lundi 4 avril 2011

Chien pitre 17

- Tu crois vraiment qu’on avait besoin d’embarquer un chien avec nous ?

- Il ne m’a pas demandé mon avis, tu sais : il est monté à toute vitesse quand j’ai ouvert la portière. Ça nous aurait fait perdre un temps précieux de le faire sortir.

Louise fut amusée par l’argument de Pascal. Il fallait bien reconnaître qu’il n’avait pas tout à fait tort, même si elle devinait un brin de mauvaise foi dans les propos de son compagnon.

La pendule digitale du tableau de bord indiquait trois heures et demie. Malgré cette heure avancée et aussi malgré le peu de repos qu’elle avait eu pendant cette nuit, Louise se sentait en pleine forme, juste un peu affamée. Et puis elle avait hâte de mettre le plus de distance possible entre eux et la bergerie de la secte.

- On va quand même essayer de trouver une station service, dit-elle, ou des panneaux, enfin quelque chose qui nous permette de savoir où nous sommes. Et puis cette fois, pas de blagues : on se cherche un truc à manger !

Mais à une heure pareille sur une départementale de moyenne montagne, les stations services ouvertes ne se bousculaient pas vraiment. Ils traversèrent un village dont le nom ne leur disait rien, continuèrent sur une route sinueuse au milieu d’une forêt qui semblait ne jamais vouloir finir, grimpèrent des côtes, redescendirent, le tout sans apercevoir la moindre indication sur la direction dans laquelle ils roulaient.

Une trentaine de kilomètres plus loin, ils arrivèrent enfin à un embranchement leur indiquant deux localités tout aussi inconnues à gauche, et une autoroute à droite. Ils choisirent ce dernier itinéraire à l’unanimité moins un chien : il avait choisi de s’endormir sous le siège. Par chance, les panneaux à l’entrée de l’autoroute indiquaient Grenoble. Ils prirent cette direction en estimant que cela devrait les rapprocher de leur destination.

Même si elle appréciait le confort du 4x4 qu’elle était en train de conduire, Louise ne se sentait pas à l’aise au volant de cet engin. Elle trouvait que ce genre de véhicule avait un côté blaireau prétentieux qui ne correspondait pas à son tempérament, et elle se serait sentie beaucoup plus à l’aise avec sa vieille Mini !

Une station d’autoroute leur permit de se restaurer, aux frais du temple de Zaarm : la monnaie que Pascal avait trouvée dans le blouson du gourou s’avéra suffisante pour deux gros sandwiches chacun, complétés par des chocolats chauds et un paquet de biscuits. Il restait encore quelques pièces pour une carte des environs, et même un paquet de quatre petites saucisses industrielles pour le chien. Pascal s’était débarrassé de sa robe de nonne avant d’entrer dans la boutique, tandis que Louise n’avait pas eu d’autre choix que de la garder sous son anorak. Sans la cornette, ça passait à peu près.

Arrivés à Saint Pierre de Chartreuse, ils abandonnèrent le 4x4 sur la place de la mairie et finirent d’arriver à pied. Ils ne croisèrent personne en arrivant à leur hôtel, un peu avant six heures. Pascal se doutait que les chiens n’étaient pas admis dans l’établissement, et il l’avait caché sous son épais blouson. Le toutou l’avait laissé faire, à peine contrarié d’avoir été tiré de son sommeil.

- Pfiouu ! Je suis cassée de chez cassée ! s’exclama Louise lorsqu’ils furent entrés dans leur chambre.

Et elle se jeta sur le grand lit en prenant tout juste le temps de retirer son blouson et ses chaussures ; Pascal l’imita immédiatement. Le chien, voyant que personne n’avait envie de jouer avec lui, se coucha près du radiateur et se rendormit.

Il n’était pas loin de midi lorsqu’elle fut réveillée par Pascal, qui lui expliqua en l’embrassant qu’il n’avait encore jamais soulevé les jupes d’une bonne sœur. Elle lui pardonna volontiers cette familiarité, sacrifiant volontiers au plaisir le peu de sommeil qui lui restait à récupérer.

Ils déjeunèrent vers trois heures de l’après midi, d’une portion de pizza, à la terrasse couverte d’un petit snack sur la place du village : c’était le seul endroit qui avait toléré la présence du chien.

- J’ai l’impression qu’on s’est embarqués dans un drôle de truc, avec celui là ! dit Louise en désignant l’animal. Ce n’était peut être pas la meilleure idée qu’on ait eue cette année…

- Lui, au moins, nous sommes à peu près certains que ce n’est pas un espion d’Yboulados. Si j’ai bien entendu ce qu’ils disaient hier soir, ils voulaient même le zigouiller… c’est le mot qu’ils ont employé, insista-t-il.

- D’accord, mais on ne peut quand même pas ramasser tous les chiens maltraités et les rousses en détresse ! Il faut peut être qu’on pense un peu à nous ! Mine de rien, on a quand même été enlevés hier soir, et je ne pense pas que les intentions de cette bande d’allumés étaient tout à fait amicales ! Et puis aussi, dit elle sur un ton plus câlin, j’ai envie d’être un peu seule avec toi ! D’ailleurs, je me disais qu’on pourrait peut-être profiter que les choses se calment un peu pour passer quelques jours ici tous les deux…

- Moi aussi, répondit Pascal. On peut bien rester deux ou trois jours ici, au moins jusqu’au retour du Professeur Campagnolo. De toute façon, nos recherches sont dans une impasse pour le moment : la bibliothèque du Vatican, ce n’est même pas la peine d’y penser. Mais c’est vrai, comme tu le fais remarquer, nous avons quand même été kidnappés, et il me semble qu’on ferait bien d’appeler le lieutenant Jamin. Après tout, nous sommes quand même dans un pays où ces choses là sont interdites, et il y a des lois pour protéger les gens… même s’il n’y a pas toujours les effectifs pour le faire efficacement.

Louise reconnut en souriant à moitié que c’était effectivement une priorité.

Pascal appela la policière, qui se montra vivement intéressée par les nouveaux déroulements de l’affaire.

- Votre témoignage pourrait être précieux, dit-elle, d’autant plus que votre ami Sylvain Delbarre n’a pas encore repris conscience. Quand nous avons découvert votre cambrioleur, l’autre soir, je me suis intéressée d’un peu plus près à Yboulados et à son Temple de Zaarm : ils sont en Haute Savoie, pas très loin d’Annecy. Ça fait un moment que plusieurs services s’intéressent à lui : la Miviludes, bien sûr, mais aussi le fisc et même les mœurs…

- La Miviludes ? Qu’est ce que c’est ?

- La Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires. Vous n’imaginez pas la quantité de dossiers dont ils ont à s’occuper : on dirait que depuis quelque temps, les sectes poussent un peu partout comme des champignons. Il y a tous les allumés New Age qui prétendent avoir reçu la lumière divine, mais aussi un nombre incroyable de charlatans qui profitent du désarroi de quelques uns avec des remèdes soi-disant miraculeux contre tout et n’importe-quoi, du développement personnel de pacotille ou des idéologies douteuses.

- Mais il doit bien exister des lois contre ces sectes…

- C’est bien là tout le problème : il n’existe, et fort heureusement d’ailleurs, aucune loi qui interdise de croire à ce qu’on veut ! Si vous trouvez des gens pour vous suivre quand vous racontez que le monde a été créé par un lapin vert avec des bottes en caoutchouc, personne ne pourra vous reprocher quoi que ce soit ! On ne pourra faire quelque chose que si on arrive à prouver que vous avez abusé de leur confiance pour leur soutirer de l’argent, pour les léser ou leur faire commettre des actes répréhensibles, et encore…

- Donc, tant qu’Yboulados se contente de jouer à la guerre des étoiles dans sa propriété avec des pistolets à eau, il est tout à fait dans les clous ?

- C’est à peu près ça. Mais le fait qu’il vous ait fait enlever et qu’il vous ait séquestré, ça change complètement la donne. C’est bien pour ça que je vous demande d’aller porter plainte à la gendarmerie le plus tôt possible : vous auriez même dû le faire la nuit dernière en sortant de là bas ! J’imagine qu’il n’y a pas de commissariat, là où vous êtes, mais je vous le répète : allez voir les gendarmes !

- Oui, je comprends. Nous allons le faire tout de suite.

- Ça me semble sage, en effet. Et, s’il vous plait, donnez-leur mes coordonnées et demandez-leur de me tenir au courant.

Trois heures et demie plus tard, Louise et Pascal sortaient de la gendarmerie de Saint Pierre de Chartreuse, où ils avaient porté plainte pour enlèvement de personnes.

Ils n’avaient pas trop insisté sur le rôle de Karine, qu’ils ne souhaitaient tout de même pas trop accabler, et Louise prétendit avoir laissé à Montpellier le médaillon qui était à l’origine de toute cette affaire. Le gendarme s’était un peu étonné qu’on ait fait autant de remue-ménage autour d’un bijou qui, aux dires de sa propriétaire, n’était probablement pas précieux : Louise avança que les membres de la secte l’avaient probablement pris pour autre chose, en rapport avec leurs propres croyances.

De retour à l’hôtel, ils signalèrent à la patronne qu’ils souhaitaient rester quelques jours de plus. Celle-ci leur confirma que ça ne posait aucun problème mais que, sans nouvelles de l’occupante de l’autre chambre, elle allait devoir leur facturer les deux nuits que celle-ci lui devait.

- Quand même, protesta Louise, c’est un peu fort ! Elle fiche le camp sans rien dire et c’est à nous de payer sa chambre !

- Comprenez-moi, argumenta la dame derrière le comptoir, vous êtes arrivés avec elle : vous vous arrangerez avec elle pour vous faire rembourser. Moi, je vous vois arriver tous les trois comme si vous vous connaissiez, alors s’il y en a une qui part sans payer, je n’ai que vous vers qui me tourner.

- Mais elle vous a bien laissé une adresse, quand elle a rempli le registre ?

- Oui, mais c’était la même que celle de Monsieur. Tenez : regardez... Danguin Karine …

- Nom d’un chien ! Quelle punaise, celle là ! s’exclama Pascal en découvrant sa propre adresse à côté du nom de la grande rousse.

Ils n’eurent pas d’autre choix que de payer, moyennant quoi ils eurent le droit de récupérer le sac que Karine avait laissé dans la chambre. Celui-ci appartenait d’ailleurs à Louise et ne contenait que des affaires qu’elle lui avait prêtées.

- Encore une fois, insista l’hôtelière, excusez-moi, mais je ne peux pas me permettre de laisser les gens partir…

- Pas de problème, la coupa Louise. C’est nous qui avons eu tort de lui faire confiance. C’est de notre faute, j’espère qu’on pourra s’arranger avec elle.

Même si j’en doute ! pensa-t-elle.

- Et le chien ? Il est à vous ?

Une tuile n’arrive jamais seule, pensa Louise. Ça y est : elle va nous dire que l’hôtel n’accepte pas les chiens…

- Heu… non, justement. C’est à elle. Enfin, elle l’a laissé…

- Il a l’air mignon, l’interrompit la patronne. Comment il s’appelle ?

- Milou ! intervint Pascal.

- C’est que normalement, il y a un supplément de dix euros pour les chiens, mais bon, j’ai l’impression que cette jeune fille vous a causé assez d’ennuis comme ça. Je ne vais rien vous compter en plus. Hein, Milou ? Tu es un bon chien ? Hein mon beau toutou ? Milou ? Milou ?

Le chien demeura impassible.

- Il n’a pas l’air de bien connaître son nom !

- Non, en effet, reconnut Louise.

Ils demandèrent s’il y aurait moyen de diner à l’hôtel le soir, mais la patronne leur répondit que le cuisinier avait profité du départ des nonnes, dans la matinée, pour prendre quelques jours de congé. L’hôtel ne servirait plus que les petits déjeuners jusqu’au surlendemain. Elle leur conseilla divers établissements, mais doutait qu’ils acceptassent les chiens.

- Et puis si ça ne vous dérange pas, j’aimerais mieux que vous ne le laissiez pas seul dans la chambre… on ne sait jamais.

Louise commençait à trouver pesante la présence de cette bestiole. Elle n’était même pas certaine que les adorateurs de Zaarm aient véritablement eu des intentions hostiles à son égard : après tout, Yboulados s’était contenté de lui balancer un vague coup de pied, rien à voir avec un sacrifice rituel…

Quand on pense qu’il y a des gens qui choisissent de se compliquer la vie pendant des années avec des chiens ! pensa-t-elle. La masse de contrainte que cela représentait l’avait toujours rebutée : sortir le chien, ramasser ses crottes, ne pas pouvoir aller dans certains hôtels ni certains restaurants, les visites chez le véto, les vaccins, les bagarres entre chiens au bout de la laisse…

- Il va falloir trouver quelqu’un qui veuille bien le prendre, dit-elle à Pascal. On ne va quand même pas le rapporter chez les allumés spatio-temporels…

- Tu ne crois pas qu’on pourrait le garder ?

- Je suis tout à fait certaine que non, répondit-elle simplement.

Pascal comprit que c’était sans appel.

- Bon, en attendant, on pourrait aller manger, proposa-t-il. J’ai bien envie d’essayer le restau dont elle nous a parlé : celui qui fait des crêpes au reblochon…

- D’accord, va pour les crêpes au reblochon, approuva louise.

Ils dénichèrent un bout de ficelle qu’ils passèrent dans la boucle du collier en guise de laisse et se mirent en route. La crêperie n’était pas bien loin, mais comme le craignait Louise, un panneau à l’entrée indiquait que les chiens n’étaient pas admis.

- Bon, ben on l’attache dehors, décréta Louise.

- Non, attends. J’ai une meilleure idée : on va le rendre invisible.

- Tu plaisantes ?

- Pas du tout. C’est tout simple : on va dans la ruelle, là bas, et on lui passe le médaillon autour du cou.

Louise se sentait un peu réticente : quelque chose lui disait que l’idée n’était pas si bonne qu’elle paraissait. Elle se laissa néanmoins convaincre et accepta de retirer son pendentif pour nouer le cordon autour du cou du chien. Celui-ci se laissait faire placidement, laissant finalement supposer que tout se passerait bien. Il n’avait pas l’air d’être du genre à tirer sur sa laisse, et ne pesait de toute façon guère plus de cinq ou six kilos. Ils arriveraient sans doute à passer inaperçus dans le restaurant.

Elle appuya sur le renflement au centre du médaillon et le chien disparut dans un tremblotement lumineux.

- Il y a juste un petit problème, dit Pascal : tu es devenue invisible aussi.

- Et si je le lâche ? demanda-t-elle en joignant le geste à la parole.

- Heu… oui, peut être. Ça a l’air de changer quelque chose : on dirait que tu réapparais, mais lentement, un peu comme une photo qu’on développe.

En un peu moins d’une demi-minute, Louise avait repris son apparence normale. Pascal saisit la ficelle invisible qui tenait lieu de laisse, et ils entrèrent dans la crêperie.

C’était une salle assez vaste, mais comme elle était décorée de lambris foncés, surchargée d’outils agricoles et de bouquets de fleurs séchées, elle paraissait beaucoup plus petite. Bien que ce soit un dimanche soir, il y avait beaucoup de monde puisque les vacances scolaires venaient juste de commencer dans cette zone. La serveuse leur désigna une table : une des dernières libres. Pascal supposa que le chien s’était couché au pied de sa chaise, à laquelle il attacha la laisse improvisée. Ne voyant pas le résultat, il fit confiance à ses talents de matelotage et estima que le nœud tiendrait.

- Je me disais que Mamie-Lu pourrait peut être le prendre, dit Louise.

- Quoi donc ? Ah ! Le chien… oui, peut être. Ou sinon, on pourrait demander à Thierry, mon associé : il habite dans un appartement, mais c’est au rez-de-chaussée et il a un jardin.

- Eventuellement… Sinon, j’avais aussi pensé à Monsieur Campagnolo. Il a dit qu’il me rappellerait à son retour. J’aimerais bien savoir s’il a réussi à déchiffrer les inscriptions du médaillon.

- Il doit rentrer quand, de Jordanie ?

- Après demain, je crois, ou alors demain soir, je ne sais plus exactement. Enfin il devrait être chez lui mardi. Oh, zut ! Regarde là bas, dit –elle en pâlissant soudainement.

Pascal jeta un coup d’œil derrière lui

- Quoi ?

- Le type en veste bleue, près de la fenêtre… on dirait Michard, ou l’autre, je ne sais plus

- Oui… peut-être, admit Pascal. Ça lui ressemble, en effet, mais je ne suis quand même pas tout à fait certain. Et puis qu’est ce qu’il ferait tout seul ? On l’a toujours vu travailler en duo avec Lagarde.

- Peut être que l’autre l’attend dehors ; peut être qu’ils sont plusieurs…

- Ils ne peuvent rien faire tant qu’on est ici, essaya-t-il de la rassurer. Je vais essayer de me rapprocher pour voir si c’est lui.

Sous prétexte d’aller demander une carafe d’eau, il traversa la salle pour aller jusqu’au comptoir. Il revint vers Louise en faisant un détour pour passer près de la table du personnage qu’elle avait remarqué. Le sourire qu’il affichait en s’asseyant la tranquillisa.

- Non, tout va bien : c’est un voyageur de commerce ou quelque chose comme ça. Il est en train de manger sa crêpe d’une main et de remplir ses bons de commande de l’autre. En plus, il n’a pas du tout la carrure de Michard… Je ne crois pas qu’on risque quoi que ce soit, surtout maintenant qu’on a parlé de tout ça aux gendarmes. Ils sont probablement allés perquisitionner là bas…

- Je te trouve bien optimiste ! N’oublie tout de même pas qu’ils ont agressé Sylvain, cambriolé ton appart, et qu’ils nous ont enlevés. C’est une bande d’allumés, mais ça reste tout de même une bande, et ils peuvent être dangereux.

- Je ne comprends pas trop ce qu’ils voulaient en nous kidnappant, dit Pascal. S’ils pensent que nous n’avons pas le médaillon, quel est l’intérêt pour eux ?

- C’est bien ce qui m’inquiète…

- Bon, en attendant, "Carpe diem !" : on est dans une crêperie et on en profite, dit-il en s’emparant du menu. Ce sera une galette tartiflette pour moi !

- C’est reblochon-lardons ?

- Oui, et crème fraiche… rien que du "basses-calories" ! plaisanta-t-il.

- Allez : même chose pour moi ! décida Louise.

La salle était bondée, mais tout le personnel travaillait si rapidement qu’ils n’eurent pas à attendre plus de cinq minutes pour voir arriver leurs crêpes, chacune présentée dans une grande assiette carrée et accompagnée d’une énorme salade.

Le voyageur de commerce que louise avait pris pour l’un de leurs ravisseurs se leva pour partir. Elle put constater qu’il était loin d’avoir la taille de l’homme de main d’Yboulados : c’était un petit personnage entre deux âges, un peu vouté et aux gestes retenus, comme quelqu’un d’extraordinairement timide.

Décidément, je suis trop nerveuse, pensa-t-elle. Il faut que j’arrive à admettre qu’ici, tout au moins, je ne risque rien !

La table à côté de la leur était occupée par une famille avec deux garçons, assez remuants, d’environ cinq et huit ans. Le plus petit semblait avoir quelques difficultés à couper sa crêpe, mais avait fermement fait savoir à ses parents qu’il tenait absolument à se débrouiller tout seul. Présumant un peu de son habileté, il projeta un morceau de jambon sur le sol à côté de la chaise de Pascal. Celui-ci et sa compagne regardèrent ensemble le fragment de viande qui avait atterri par terre.

- Il faut le ramasser avant que le chien ne le mange ! souffla Louise.

- Ça n’a pas l’air de l’affoler ! répondit Pascal en se baissant pour ramasser le bout de jambon. Excusez-moi, dit il poliment à ses voisins en leur tendant le morceau qu’il avait récupéré, je crois que votre fils a fait tomber ceci…

- Et alors ? rétorqua le père d’un air arrogant. C’est pas à nous ! Vous pouvez le garder si vous voulez !

- Et puis mêlez-vous de vos oignons ! glapit la mère. On élève nos enfants comme on veut !

- C’est forcément à vous, intervint Louise : vous voyez bien qu’il n’y a pas de tranches comme ça dans nos crêpes. Mais puisque vous n’êtes pas capables d’assumer les actes de vos enfants, pas de problème, nous le gardons.

Joignant le geste à la parole, elle flanqua le morceau dans le cendrier qui se trouvait sur la table entre Pascal et elle, et dont ils ne se serviraient pas, puisqu’ils ne fumaient ni l’un ni l’autre.

Avant de replonger son nez dans son assiette, la mère marmonna quelque chose que Louise ne comprit pas, mais cette dernière s’en fichait complètement. Elle se pencha vers Pascal :

- J’ai un doute. Tu es sûr qu’il est là ?

Pascal se pencha à nouveau, d’abord sur sa droite, où il avait attaché le chien, puis à gauche… des deux côtés, ses mains ne rencontrèrent que du vide.

Livide, il annonça à mi-voix :

- J’ai bien l’impression qu’il n’y est plus !


Ahahaha! à Suivre...